Une table ronde sur le journalisme indépendant et l’engagement, organisée le 25 mars par le collectif UBLO, relance un débat aussi délicat que nécessaire au sein du milieu journalistique sur la nature et le rôle du journalisme dans la société contemporaine. En tant que journalistes, sommes-nous les témoins impartiaux et objectifs des événements de l’actualité qui font l’Histoire ou au contraire des relais partiaux et subjectifs de l’expérience des gens qui la vivent? Envers qui devrait-on se sentir engagé en tant que journaliste? Envers nos clients ou nos patrons? Envers nos auditoires? Envers l’intérêt public en général? Envers des causes en particulier?

S’il n’y a pas de réponse simple à ces questions, les positions dans le débat sont bien campées. Elles se situent quelque part sur un continuum entre la pensée d’Albert Londres et celle d’Albert Camus. «Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.» (1) D’un côté, Londres insiste sur la neutralité et l’impartialité qui caractérisent traditionnellement le journalisme d’intérêt public, définissant essentiellement les journalistes comme chiens de garde de la démocratie. De l’autre, Camus propose un journalisme critique qui, sans verser dans la propagande, n’exclut pas la possibilité d’un certain engagement pour les journalistes. Pour lui, «le goût de la vérité n’empêche pas la prise de parti».

On peut situer de manière assez tranchée de part et d’autre de ce spectre les positions respectives des quatre panélistes invités par UBLO, soit Pierre Sormany, fondateur de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), éditeur de Vélo Québec éditions et ancien rédacteur en chef à Radio-Canada, Émilie Dubreuil, collaboratrice à Radio-Canada et à diverses publications, Tim McSorley, rédacteur en chef de la Coop Média de Montréal et Moïse Marcoux-Chabot, documentariste indépendant.

Des positions tranchées

Les réponses aux questions de l’animatrice de la table ronde, la journaliste indépendante Ariane Émond, montrent l’étendue du fossé idéologique et épistémologique qui sépare les tenants du journalisme traditionnel et ceux d’un journalisme alternatif.

D’entrée de jeu, Pierre Sormany affirme que le journalisme est indépendant par définition. «Si un journaliste travaille pour un autre intérêt que son lecteur, il n’est pas journaliste», tranche-t-il. La définition qu’il propose du journalisme, comme l’acte de couvrir l’actualité dans le seul intérêt du public, n’a cependant été retenue ni par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, ni par l’AJIQ qui définissent plutôt le statut de journaliste par le fait de travailler pour le compte d’une ou plusieurs entreprise(s) de presse.

L’appropriation du terme journaliste indépendant par l’AJIQ, lors de sa fondation il y a 25 ans, est d’ailleurs, selon les termes de Pierre Sormany, une «usurpation voulue et assumée». Sur le plan professionnel, les journalistes indépendants sont en effet des pigistes qui, comme Émilie Dubreuil, font affaire avec plusieurs clients différents qui achètent et publient leurs articles, chroniques ou reportages à la pièce en échange d’un tarif négocié de gré à gré, plutôt que d’un salaire.

Tim McSorley défend pour sa part l’idée que la définition du journalisme indépendant ne se réduit pas au type de relation contractuelle entre les journalistes et leurs employeurs. Il souligne que le journalisme indépendant, tel que pratiqué dans les médias communautaires autonomes, consiste aussi à repousser les limites du journalisme traditionnel, plus consensuel, pratiqué dans les médias grand public.

Le journalisme indépendant comporte, selon lui, une dimension de transformation sociale. Contrairement aux entreprises de presse publiques ou privées, les coopératives et les organismes à but non lucratif qui produisent du journalisme communautaire sont fondés sur des modèles alternatifs et poursuivent des objectifs radicalement différents. La course aux revenus publicitaires ou aux cotes d’écoute passe au second plan pour ces organisations de presse indépendante qui desservent avant tout leurs membres et qui n’ont pas pour objectif premier la rentabilité ou le profit.

Pour Moïse Marcoux-Chabot, qui ne se définit pas lui-même comme journaliste bien que son oeuvre documentaire puisse s’apparenter à un travail journalistique, l’indépendance du journalisme est avant tout intellectuelle. Elle se définit en termes de liberté dans les choix de sujets et d’approches. Selon lui, on ne peut prétendre à l’indépendance que si «on peut choisir les sujets desquels on va parler», sans se faire dicter un angle ni se faire imposer des sources par l’éditeur ou le diffuseur. Il ajoute que cette indépendance est liée à la capacité matérielle des journalistes à produire leurs contenus de manière autonome et à y mettre le temps nécessaire, sans avoir l’obligation de publier quotidiennement le fruit de leur travail.

Objectivité ou rigueur?

Outre la définition complexe du journalisme indépendant, une question centrale dans le débat sur l’engagement des journalistes tourne autour de la notion d’objectivité. La démarche journalistique est ancrée dans un souci d’exactitude et de véracité qui repose sur l’examen minutieux des faits.

«C’est très difficile de choisir des faits, sans avoir une grille d’analyse», convient Pierre Sormany. Il exprime un certain malaise par rapport au fait de considérer une grille d’analyse comme objective quand elle est partagée par la majorité, mais comme «forcément biaisée» quand il s’agit de «la grille d’analyse d’une minorité».

Force est d’admettre que la frontière est parfois bien mince entre l’objectivité des faits rapportés et la subjectivité des choix éditoriaux qui font partie intégrante du travail journalistique. Dans tous les cas, la rigueur journalistique exige que les faits priment sur l’opinion personnelle des journalistes comme le précisent la charte du journalisme de l’AJIQ ainsi que le guide de déontologie de la FPJQ:

«La liberté d’opinion du journaliste s’exerce dans le respect du droit du public à l’information. Les opinions personnelles du journaliste sur les personnes, les événements et les idées ne sont admissibles que dans le journalisme engagé ou les formes éditoriales. En aucun cas, ces opinions personnelles ne doivent primer sur l’exactitude des faits rapportés et commentés.» (AJIQ, statuts et règlements, chapitre 3, article 8)

«Les journalistes doivent départager soigneusement ce qui relève de leur opinion personnelle, de l’analyse et de l’information factuelle afin de ne pas engendrer de confusion dans le public. Les journalistes s’en tiennent avant tout au compte rendu précis des faits. Dans les genres journalistiques comme les éditoriaux, les chroniques et les billets ou dans le journalisme engagé, où l’expression des opinions prend une large place, les journalistes doivent tout autant respecter les faits.» (FPJQ, Guide de déontologie, article 3d)

Si tout le monde s’entend, en principe, sur la prépondérance des faits sur les opinions dans le journalisme, la question de la subjectivité demeure entière. Moïse Marcoux-Chabot pense qu’il est nécessaire d’«assumer cette subjectivité, cette position [qu’il] occupe dans l’univers médiatique» pour que son travail de documentariste «puisse être reconnu pour ce qu’il est», c’est-à-dire un récit socialement situé, teinté de sa propre expérience des événements qu’il relate et de ses relations avec les protagonistes de l’histoire qu’il raconte.

«Il faut se connaître soi-même et questionner nos propres biais», ajoute Tim McSorley. Il ne s’agit pas, selon lui, d’être purement subjectif, mais plutôt de questionner jusqu’où on peut être véritablement être objectif.

Le tabou de la subjectivité

La subjectivité est un sujet aussi délicat que l’engagement dans le domaine du journalisme. Selon Émilie Dubreuil, lorsqu’on laisse trop de place à la subjectivité et que l’on ouvre la porte à l’engagement des journalistes envers un camp ou un autre, le journalisme peut devenir tendancieux et présenter «un point de vue dogmatique». Le rôle des journalistes n’est pas, selon elle, de dire aux gens quoi penser. Elle soutient qu’un journalisme trop orienté moralement ou idéologiquement finit inévitablement par verser dans le prosélytisme.

Or lorsque, comme journaliste, «on se donne un rôle d’éducation, on entre dans la propagande sociale», explique Pierre Sormany. Le rôle d’éducation du public est à son avis contradictoire avec la fonction première du journalisme d’intérêt public qui est, pour paraphraser Londres, de «mettre le doigt là où ça fait mal».

Ce débat ne concerne pas uniquement les journalistes, comme en témoigne la participation importante du public dans la discussion qui a suivi la table ronde. La diversité des sujets abordés dans la période de questions témoigne également d’une préoccupation importante pour l’indépendance du journalisme et pour la qualité de l’information au Québec.

La concentration de la presse, caractérisée par une convergence croissante entre les industries du divertissement, de la culture et des communications au sein de grands conglomérats et par une porosité de plus en plus évidente entre les salles de nouvelles et les départements de publicité-marketing, favorise-t-elle l’émergence d’un journalisme «intéressé» incompatible avec l’indépendance journalistique?

Face à ce qu’il est convenu d’appeler la crise des médias, comment se redéfinit le journalisme?

L’information citoyenne, relayée par les médias sociaux, est-elle en train de transformer les relations entre l’actualité, les journalistes et le public?

L’éducation au journalisme est-elle encore en phase avec les réalités des pratiques journalistiques contemporaines?

Voilà autant de questions ouvertes par ce débat, à poursuivre, sur l’indépendance et l’engagement dans le journalisme.

(1) Une formulation alternative de cette maxime est également attribuée à Albert Londres sur le site Évène.fr : « Notre rôle n’est pas d’être pour ou contre, il est de porter la plume dans la plaie. »

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Écoutez aussi à ce sujet, la chronique Ensemble à MAIS, l’émission (CISM 89,3 FM) ainsi qu’un compte-rendu de la table-ronde du 25 mars, accordée par Simon Van Vliet à l’émission À l’échelle humaine sur les ondes de CIBL 101,5 FM.

Ce printemps, la Coopérative de journalisme indépendant fera le tour du Québec pour poursuivre cette réflexion à l’occasion d’une trentaine de consultations publiques. L’horaire de la tournée est maintenant disponible et continuellement mis à jour au fil des confirmations.