«Maintenant qu’on emploie moins d’employés permanents, je pense qu’il va falloir une loi pour protéger les pigistes.» Le journaliste Jean-François Lépine, analyste international indépendant, a ainsi résumé l’enjeu qui touche les quelques 600 journalistes indépendants du Québec. Lors du congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), du 22 au 24 novembre dernier, le journalisme indépendant a été sous les projecteurs. Ensemble a interrogé les journalistes présents, non seulement les pigistes, mais surtout les salariés, les professeurs, et même les plus connus du public. La grande majorité est en faveur d’une loi sur la négociation collective des conditions des journalistes indépendants.

Le journalisme indépendant est l’un des derniers corps de métier à n’être encore protégé par le principe du salaire minimum. Les personnes interrogées ont unanimement dressé un sombre portrait de la situation des pigistes, qui sont pourtant en ligne de front pour l’accès du public à l’information.

Les journalistes qui ont répondu aux questions de Ensemble pendant le congrès de la FPJQ sont majoritairement en faveur d’une loi sur la négociation collective des conditions minimales du journalisme indépendant.
Vidéo: Nicolas Falcimaigne, avec Marie-Christine Aubin

Le président sortant de la FPJQ, Brian Myles, qui est journaliste au quotidien Le Devoir, établit un lien entre les conditions de travail et la qualité de l’information. «On veut que les journalistes aient l’indépendance nécessaire pour faire leur travail, on veut qu’ils puissent gagner un revenu décent, qu’ils puissent se consacrer pleinement à la tâche du journalisme, explique-t-il. On ne veut pas que la précarité finisse par avoir une incidence sur la qualité.»

Si la FPJQ ne se positionne pas officiellement en faveur d’une loi qui permette aux journalistes indépendants de négocier collectivement leurs conditions minimales, son nouveau président élu lors du congrès, Pierre Craig, l’associe à un statut de journaliste professionnel. «La solution la plus citée, c’est le titre de journaliste professionnel, et une loi cadre éventuellement similaire à celle qui existe sur le statut de l’artiste, qui fixe des conditions minimales.» Le célèbre journaliste de Radio-Canada s’est engagé à étudier la question.

Dans leurs mots

Une dizaine de journalistes ont répondu aux questions d’Ensemble concernant les enjeux qui touchent le journalisme indépendant, leurs idées de solutions et leur opinion sur l’adoption d’une loi pour protéger les journalistes indépendants.

Émélie Rivard-Boudreau, journaliste indépendante
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «J’entends d’autres pigistes qui disent: « ça fait longtemps que je vis de la pige, mais ça fait longtemps que mon salaire n’a pas bougé ».»

Solutions : «Je pense que dans la formation même des journalistes, il y aurait quelque chose à faire. J’ai un bacc en journalisme et on entend un peu parler de c’est quoi la pige, mais pas vraiment.»

Une loi? : «Dans la mesure où ça ne bloque pas l’accès à des gens de faire du journalisme, j’aurais pas de problème.»

Martin Forgues, journaliste indépendant et panéliste au congrès de la FPJQ
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Je pense que les indépendants ont un rôle crucial à jouer ces temps-ci. On est en grande période d’incertitude sociale, politique, économique, et souvent évidemment les grands médias sont rattachés à ça via les compagnies qui les possèdent.»

Solutions : «Le fait qu’ils se ramassent dans le même espace, ça permet de générer des idées. Je pense notamment à des initiatives comme Ublo, qui est un espace de travail collectif pour journalistes. Il y a du réseautage qui se crée chez les indépendants qu’on ne voyait pas avant. Avec les réseaux sociaux, ça permet ça aussi. Le journalisme coopératif aussi, c’est une avenue qui est extrêmement intéressante, et avec le sociofinancement, je pense que ce sont toutes des avenues qui sont intéressantes, qui sont importantes.»

Une loi? : «Moi, j’y crois, dans la mesure où ça permettrait de donner des conditions plancher aux journalistes indépendants, mais sans leur donner de conditions plafond. (…) Mieux on en vit, plus on est capable de générer une information qui est de qualité, parce que ça c’est extrêmement important. Mais la négociation collective, je pense que c’est un excellent moyen pour les indépendants de pouvoir avoir des conditions qui vont leur permettre de fournir une information de qualité et rigoureuse.»

Robert Maltais, directeur du département de journalisme à l’Université de Montréal
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Parmi la relève, actuellement, on constate qu’à peu près la moitié de nos diplômés deviennent forcément journalistes indépendants.»

Solutions : «On est 4000 journalistes au Québec. Encore faudrait-il qu’on décide ensemble de s’approprier un certain nombre de médias, de les créer nous-mêmes, mais collectivement. La force de notre nombre, hein, si on multiplie 4000 journalistes par cinq personnes qui les appuient chacun, ça commence à faire pas mal de monde.»

Une loi? : «Je pense que l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) doit travailler dans ce sens-là, et encore là, créer un rapport de force avec les propriétaires de journaux, les propriétaires de différents médias d’information. Il n’y a pas actuellement de rapport de force collectif. Il faut en créer un.

Jacques Nadeau, photographe au Devoir
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Le nombre de médias qu’on va avoir dans les cinq prochaines années va être tellement important: les tablettes, les web, surtout les tablettes. On aura besoin de journalistes indépendants, de photographes indépendants, de plus en plus.»

Solutions : «Aujourd’hui, on ne peut pas être bon dans tout. En techno, en journalisme, en contenu, en visuel, en auditif, dans tout. Il faut travailler en équipe.»

Une loi? : «Moi, le gouvernement et l’information, je ne mets pas ça ensemble. Autant qu’on ne met pas la police avec… on ne se met pas chum. Si on demande de quoi au gouvernement, dites-vous une chose: ils vont vous demander quelque chose en même temps.»

Caroline Montpetit, journaliste au Devoir
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «On se défend contre l’invasion possible des conflits d’intérêts. C’est un combat permanent, je pense qu’il ne faut pas abandonner et sûrement que les journalistes indépendants sont plus vulnérables à ça parce qu’ils sont seuls.»

Solutions : «Je ne sais pas s’il y aurait moyen de s’associer ou de s’organiser pour que les balises soient plus claires et pour pouvoir faire front commun un peu devant les employeurs. (…) Je pense que de redéfinir l’éthique constamment et de le faire publiquement aussi, et que les employeurs aussi soient au courant de ça, ça pourrait être une bonne façon de garantir l’indépendance journalistique.»

Une loi? : «Ça changerait complètement la donne. Ça changerait le statut des journalistes indépendants. Je pense que c’est une très bonne idée, s’ils sont capables de le faire. Ça leur redonnerait du pouvoir par rapport aux employeurs. Je pense que c’est une excellente idée s’ils y arrivent. Mais ce n’est pas simple, il y a de la concurrence, ils doivent survivre, et je suis sûre que il y a des entreprises qui trouveraient la façon de contourner. Ça sera une négociation serrée.»

Jean-François Lépine, journaliste et analyste international indépendant
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Il y a de plus en plus de pression sur les journalistes. Pressions juridiques, pressions de tous les lobbies, pressions des spécialistes en relations publiques.»

Solutions : «Dans certains pays, on aide les médias qui sont moins puissants que d’autres à survivre, à démarrer, à devenir rentables. Je pense qu’il y a des politiques comme ça qu’on pourrait facilement adopter ici sans ruiner l’indépendance des médias indépendants justement.»

Une loi? : «Nous on a cru à l’époque que pour faire en sorte que les journalistes deviennent vraiment professionnels, il fallait forcer la syndicalisation. Il y a eu de grandes batailles syndicales. Tous les grands quotidiens, les télévisions traditionnelles et tout ça ont été obligés d’accepter la présence de syndicats. Maintenant qu’on engage moins d’employés permanents, je pense qu’il va falloir une loi pour protéger les pigistes. (…) Les journalistes indépendants devraient se battre justement pour qu’il y ait une loi sur le statut du journaliste indépendant, qui lui donnerait, comme on l’a fait pour les artistes, un statut fiscal intéressant, et qui déterminerait dans le marché des conditions minimales d’emploi que les entreprises devraient respecter à l’avenir.»

Nathalie Collard, journaliste à La Presse
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Je faisais plus d’argent à la pige au feuillet il y a quinze ans que certaines personnes qui font de la pige aujourd’hui. Je trouve ça déplorable parce qu’on ne peut pas gagner sa vie. Si un jour je voulais retourner à la pige, par exemple, je n’y penserais pas très longtemps parce que l’équation est perdante. C’est difficile de gagner un salaire potable à la pige au Québec.»

Solutions : «Il faut que les entreprises de presse soient en santé financièrement, et c’est ça le gros défi, parce qu’elles ne le sont pas. Elles le sont de moins en moins parce que, on connaît la chanson et l’équation: les revenus publicitaires baissent, il y a de moins en moins d’argent à investir dans les rédactions.»

Une loi? : «Ce serait bien d’encadrer les conditions de travail, de protéger l’indépendance de ces journalistes-là, en s’assurant qu’ils font bien du journalisme et que leur travail n’est pas dévié par la suite, parce que quand on travaille dans une entreprise de presse, c’est notre syndicat qui nous défend et qui s’assure que la déontologie soit respectée. Quand t’es tout seul, tu peux subir des pressions de ton client et il n’y a personne pour te défendre.»

Lise Millette, journaliste à la Presse canadienne
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «On a des pressions qui nous viennent d’un peu partout, que ce soient des pressions publicitaires, que ce soient des pressions sur le contenu, sur la manière dont on doit livrer l’information, sur le rythme de travail aussi.»

Solutions : «On essaie de détourner la mission du journaliste. Le journaliste est toujours le chien de garde de la démocratie. Il est toujours celui qui veut savoir les faits, non pas ceux qu’on veut nous dire, mais les faits qui sont cachés ou qu’on a besoin de savoir. Et pour avoir le droit de livrer ça, il faut se battre toujours. Il faut se battre pour protéger ses sources, il faut se battre pour poser les bonnes questions, pour avoir accès aux documents qu’on essaie de nous cacher aussi, toujours sans perdre de vue que l’objectif c’est de livrer l’information, y compris celle qu’on ne veut pas nous donner.»

Une loi ? : «Les conditions seront toujours un enjeu, mais aussi, lui permettre de dire non. Lui permettre de refuser par exemple un cadre qui est souvent très rigide et dans lequel le journaliste dit: « moi je ne peux pas aller jusque-là par respect pour mon éthique, par respect pour ma déontologie. »»

Brian Myles, journaliste au Devoir et président sortant de la FPJQ
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Il faut être en mesure de distinguer ce qui relève de la communication et du journalisme, et de poursuivre la recherche d’un journalisme de qualité. C’est pas toujours simple parce que l’environnement économique est parfois difficile, autant pour les surnuméraires, les pigistes que les grandes entreprises, mais à plus forte raison pour les pigistes, parce qu’on est conscients que le tarif au feuillet dans certaines publications n’a pas connu d’indexation depuis des années.»

Solutions : «Il faut faire preuve d’audace aussi. On a un nouveau webzine qui va sortir sur la famille, traitée différemment. On a Rue Masson, qui a survécu et qui continue de prospérer même si ce n’est pas le Klondike. Les moyens de production se sont grandement démocratisés.»

Une loi? : «Sur la question d’une loi, la FPJQ n’a pas de position affirmée. Il va revenir au prochain conseil d’administration d’étudier la question si éventuellement l’AJIQ en fait la demande, mais historiquement la Fédération ne s’est pas mêlée des conditions de travail. On s’est mêlés des clauses professionnelles. On veut que les journalistes aient l’indépendance nécessaire pour faire leur travail, on veut qu’ils puissent gagner un revenu décent, qu’ils puissent se consacrer pleinement à la tâche du journalisme. On ne veut pas que la précarité finisse par avoir une incidence sur la qualité.»

Pierre Craig, journaliste à Radio-Canada et nouveau président de la FPJQ
Photo: Nicolas Falcimaigne

Enjeux : «Est-ce qu’il y a des solutions qui passeraient par la création de coops de journalistes en région, par exemple? Je pense aux régions parce que j’ai dit que j’étais très sensible aux régions. Il y a des gens qui m’ont mentionné ça. Chose certaine, il y a des gens, au conseil d’administration de la FPJQ, qui m’ont dit: « Pierre, écoute, c’en est au point où, dans les régions, les gens ne savent plus pour qui voter tellement ils sont mal informés. »»

À propos du contrat de TC Media : «Ce contrat-là faisait en sorte que les gens qui travaillaient à contrat avec TC Media donnaient un accès illimité à leur production intellectuelle. On pouvait faire ce qu’on voulait avec leur production intellectuelle. Ils n’avaient pas un seul mot à dire.»

Solutions : «Moi, je veux que des gens soient confortables. Je veux que des gens puissent faire leur métier de journaliste, sans que ce soit dans la facilité, que ce soit dans un minimum de confort, parce qu’on ne peut pas, à la course, on ne peut pas, avec des pressions de fous, faire un métier de journaliste intelligent. (…) La solution la plus citée, c’est le titre de journaliste professionnel, et une loi cadre éventuellement similaire à celle qui existe sur le statut de l’artiste, qui fixe des conditions minimales.»

Une loi? : «Les premiers gestes que je veux poser, c’est vraiment sur la question de l’accès à l’information. Ça touche et les journalistes indépendants, et les journalistes salariés. C’est quelque chose qui touche tout le monde. Mais c’est certain qu’on va se reposer la question sur le titre de journaliste professionnel. Et c’est sûr que, à travers tout ça, si on a lu le rapport Payette, on s’aperçoit qu’une loi pouvant définir par exemple des conditions minimales d’exercice du travail pour les journalistes indépendants, c’est une chose sur laquelle il va falloir qu’on se penche, ça c’est certain.»

Avec Marie-Christine Aubin