Le Printemps érable, un premier pas d’une longue marche? Deux ans après la plus grande crise sociale qui a marqué le Québec moderne, l’ex-porte-parole de la CLASSE (Coalition large de l’ASSÉ, Association pour une solidarité syndicale étudiante) a reçu le journal Ensemble pour jeter un regard sur le changement social et sur les enjeux soulevés par la grève étudiante. Alors que l’ASSÉ a repris la rue contre l’austérité et que le nouveau gouvernement libéral a déposé un budget résolument austère, laissant planer le doute sur une reprise de la hausse des frais de scolarité, nous publions ses propos, recueillis avant la dernière élection.

Dans son récent ouvrage, Tenir tête, Gabriel Nadeau-Dubois a voulu rétablir les faits, qui selon lui ont été largement déformés par les médias.

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«Une grève, c’est pas un dîner de gala. Une grève, c’est dur, c’est long. C’est la violence policière, c’est perdre les cours, c’est les conflits interpersonnels avec sa famille, c’est les poursuites. C’est lourd, une grève, c’est difficile. C’est pas facile faire une grève, et celle-là on l’a faite, puis on l’a gagnée, et c’est important de le dire comme ça, parce que sinon il n’y a plus personne qui va vouloir faire la grève dans les prochaines années.» – Gabriel Nadeau-Dubois
Vidéo: Nicolas Falcimaigne

Une grève conclue par la victoire des étudiants

«Ce serait très naïf, très utopiste, de penser que l’objectif de cette grève-là était de venir à bout du néolibéralisme en général», précise d’emblée Gabriel Nadeau-Dubois. L’ex-leader étudiant rappelle que l’objectif de la grève était très concret au départ: bloquer la hausse des frais de scolarité de 75% décrétée par le gouvernement Charest. «Ça a réussi. Et ce n’est pas un détail: ça permet aujourd’hui à des milliers de personnes d’aller à l’université.»

Ensuite, il y a eu un élargissement du mouvement, qui s’est cristallisé lors de l’adoption de la loi spéciale (projet de loi 78), que le PQ a abrogée lors de son arrivée au pouvoir en septembre. «Les gens se sont mis à rêver à plus que bloquer la hausse des frais de scolarité. On s’est mis à parler de défaire le gouvernement.»

Même après que le PQ revenu au pouvoir ait imposé l’«indexation» des frais de scolarité, celui que la grève a propulsé à l’avant-plan insiste pour qu’on garde la mémoire d’une victoire des étudiants. «On ne peut pas leur reprocher, après coup, de ne pas être allés jusqu’au bout en n’ayant pas « aboli le système ». C’est pas pour ça que ces gens-là sont entrés en grève.»

«Une grève, c’est pas un dîner de gala. Une grève, c’est dur, c’est long. C’est la violence policière, c’est perdre les cours, c’est les conflits interpersonnels avec sa famille, c’est les poursuites. C’est lourd, une grève, c’est difficile. C’est pas facile faire une grève, et celle-là on l’a faite, puis on l’a gagnée, et c’est important de le dire comme ça, parce que sinon il n’y a plus personne qui va vouloir faire la grève dans les prochaines années.»

Gabriel Nadeau-Dubois voit plutôt la grève de 2012 comme un pas dans la bonne direction. «Ce qui change un pays, ce qui provoque des changements profonds, c’est pas un mouvement, c’est pas une grève, c’est pas une mobilisation, c’est l’accumulation historique des expériences de lutte, des mobilisations, qui prennent le relais l’une de l’autre et qui, dans un effet de sédimentation, permettent de s’en aller vers des changements profonds.»

Les étudiants seuls dans la mêlée

La grève étudiante a été menée par des associations bien organisées, financées par les cotisations étudiantes, et qui sont fondamentalement différentes des autres acteurs de la société civile. Gabriel Nadeau-Dubois espérait que d’autres groupes prendraient le relais, à partir de l’été 2012. La période estivale rendait difficile la mobilisation des étudiants «à l’extérieur de la structure du mouvement étudiant», par ailleurs épuisés par des mois de grève.

«Oui, il y a eu un problème de relais. Il ne s’agit pas ici de lancer la pierre à un mouvement ou à un autre. Le constat qu’on peut faire, c’est qu’il y a en ce moment au Québec, et en Occident, à gauche en général, un problème organisationnel. On a un problème d’organisation, parce qu’il y a beaucoup de monde qui ne se retrouve ni dans les partis politiques progressistes qui existent, ni dans le mouvement syndical, et qui se retrouvent un peu à tomber dans les craques du divan. Il va falloir trouver de nouvelles manières de penser l’organisation politique pour combler ces vides-là.»

«Est-ce que le mouvement syndical aurait pu en faire plus? Je pense que oui, mais ça dépasse de loin pour moi cette question. S’arrêter à une critique du mouvement syndical, ça serait ne pas voir le problème plus fondamental qu’on a en termes d’organisation politique.»

Prochain enjeu: le pétrole

«La lutte contre la hausse, ça a été un levier. Avec les forces qu’on avait à ce moment-là, on a pu avoir un impact maximal. C’est ça qu’il faut faire, au jour le jour, quand on est des militants: chercher les points de levier, chercher où est-ce qu’on peut aller mettre nos énergies pour que ce soit le plus efficace possible, dans chaque situation, selon là où on habite et selon quels sont les enjeux de l’heure. Et en ce moment, je pense qu’un de ces points de levier-là, c’est la question du pétrole.»

«En ce moment, je pense que c’est ça la priorité, parce que c’est un enjeu, la question du pétrole, dans lequel il y a à la fois des enjeux économiques (les finances publiques), il y a des enjeux liés à la gestion du territoire, des enjeux de démocratie, et évidemment des enjeux purement et simplement environnementaux. On a vraiment ici un enjeu dans lequel on touche pas mal au cœur du problème en ce qui a trait à notre modèle de développement économique.»

Comment organiser la lutte, sans la force du mouvement étudiant? Gabriel Nadeau-Dubois est conscient des limites du mouvement écologiste. «C’est un mouvement qui partage, à certains points de vue, les mêmes faiblesses que le mouvement syndical. C’est aussi un mouvement qui tend parfois à tomber dans la gestion technocratique de problèmes circonstanciels: « on va aller régler ça ici, on va aller régler ça là ». Et il y a aussi un corporatisme dans le mouvement écologiste, qui existe aussi dans le mouvement syndical, qui existe dans beaucoup de mouvements sociaux.»

«Il va falloir que le mouvement écologiste soit capable, premièrement, de faire des mobilisations populaires massives. Je crois qu’il en est capable, mais ça va nécessiter peut-être de revoir certaines pratiques, constate l’ex-porte-parole étudiant. Je pense qu’il va falloir que ce mouvement-là réalise que le Parti québécois n’est pas un allié, pas du tout, et qu’il arrête de toujours penser pouvoir espérer peut-être aller tirer quelque chose de ce parti-là», notamment en ce qui concerne le dossier des oléoducs et de l’exploitation pétrolière, souligne-t-il.

«Il va falloir que le mouvement écologiste intègre dans son analyse les questions de justice sociale, de répartition de la richesse, les questions reliées au travail, parce que c’est ça l’argument qui est utilisé pour vendre les pipelines et le pétrole, c’est l’argument de l’économie.»

«C’est pas un détail: quand tu dis à quelqu’un: « en ce moment, t’as pas assez d’argent pour acheter des cadeaux de Noël pour tes enfants, mais si on fait du pétrole, là oui ». C’est pas nécessairement que cette personne-là se fiche de l’environnement. C’est qu’elle veut bien vivre. Et ça, c’est pas un détail et il faut prendre ces arguments-là au sérieux. Le mouvement écologiste ne réussira jamais aucune de ses batailles s’il n’est pas capable d’intégrer ces préoccupations-là.»

«L’inverse est vrai aussi: le mouvement syndical va lui aussi devoir s’ouvrir les yeux sur les enjeux environnementaux et sortir de la défense très à court terme des emplois dans des secteurs qui sont de toute façon condamnés à mourir. Et ce pont-là entre les questions sociales et environnementales, pour moi je crois qu’en ce moment on peut le faire au Québec sur la question du pétrole, mais il faut que tout le monde fasse son petit bout de chemin.»

Une diversion des Libéraux pour garder le pouvoir?

Pour certains, la grève étudiante aurait été une vaste diversion utilisée par les Libéraux pour faire oublier leur bilan désastreux, éclipser les projets en cours, et se faire réélire sur un enjeu polarisant (une stratégie connue sous le vocable «wedge politics»).

L’ex-leader étudiant rejette cette vision des faits. «Ils pensaient qu’ils pourraient augmenter les frais de scolarité sans qu’il y ait de mobilisation significative du mouvement étudiant, rappelle-t-il. C’était leur conviction profonde. Ils nous l’avaient dit, d’ailleurs, lors du dépôt du budget: « Vous ne vous mobiliserez pas comme en 2005, ça ne marchera pas votre affaire ». Non, ce n’était pas une diversion. Au contraire: ils ont été très surpris de la vivacité de la réponse et de la force de la mobilisation». C’est à partir de l’adoption de la loi spéciale que le gouvernement a décidé d’en faire un enjeu électoral, estime-t-il.

Démocratie parlementaire et démocratie étudiante

Gabriel Nadeau-Dubois n’est pas tendre envers la démocratie parlementaire. Les associations étudiantes qu’il représentait se sont démarquées par l’utilisation d’une démocratie directe complètement à l’opposé de celle que pratiquent les députés. «Ce qui me frappait, c’était la différence entre le niveau de débat, le niveau de démocratie et de participation auquel j’assistais en allant dans les assemblées générales, en allant un peu partout au Québec, et ce que je voyais à l’assemblée nationale: une joute purement partisane, où on se permettait comme ça d’adopter une loi spéciale en sabrant dans des droits fondamentaux. C’est sûr que c’est un contraste choquant.»

Mais l’ex-leader étudiant refuse d’opposer la politique partisane et la démocratie étudiante, comme l’a fait Jean Charest en opposant «la rue» à la démocratie parlementaire. Nous avons «une démocratie parlementaire qui n’est pas parfaite, qui a ses problèmes, qu’il faut remettre en question, qu’il faut démocratiser, qu’il faut réformer. Il n’y a aucune contradiction entre cette démocratie-là et la démocratie participative des mouvements sociaux. Je pense que la démocratie des mouvements sociaux renforce, dynamise, la démocratie parlementaire. Elle la réveille: c’est un garde-fou, aussi, les mouvements sociaux.» Il donne l’exemple de la loi 78 qui a fait l’unanimité contre elle et qui n’a jamais été appliquée.

La loi 78 ou le feu aux poudres

«C’était une loi autoritaire, c’était une loi violente. Et ça, ça a été très mal reçu», se souvient Gabriel Nadeau-Dubois. «Il y a eu un réflexe très élémentaire d’une population qui dit à son gouvernement: « tu dépasses les limites dans lesquelles on accepte que tu nous gouvernes » Ce réflexe a rallié des gens qui n’étaient pas nécessairement en faveur des revendications étudiantes.

«Il y avait aussi une réaction à l’arrogance du gouvernement. Et cette arrogance a fait sortir des gens qui étaient en faveur des revendications étudiantes, mais qui ne l’avaient peut-être pas manifesté publiquement, et qui ont dit « là, il y a quand même des limites à les mépriser »

«Chez les étudiants, ça a été: « ok, tu veux aller jusqu’au bout, on va aller jusqu’au bout. » À partir de l’adoption de la loi spéciale, il n’y avait plus de modérés. Il n’y en avait plus, des indécis. Ça n’existait plus, se rappelle-t-il. Les gens étaient rendus à un point où c’était le gel ou rien.»

Une démarchandisation de l’économie?

S’il faut voir la grève comme la victoire d’une lutte précise contre la hausse des frais de scolarité, Gabriel Nadeau-Dubois croit qu’un changement profond de notre société est nécessaire. «On ne pourra pas sauver l’éducation sans sauver la société.»

«Il faut repenser le système économique dans lequel on vit. On voit que ce système-là, d’un point de vue environnemental, n’a pas les ressources pour faire face à la crise écologique parce qu’il a les mains liées par un impératif de croissance infinie, par le profit. D’un point de vue économique, c’est un système qui montre de plus en plus ses insuffisances, en créant des crises à répétition, et manifestement en étant incapable de faire vivre les gens.»

«C’est ça la grande contradiction de notre temps: un système qui produit plus de richesses qu’on n’en a jamais produit comme humanité, qui enrichit des gens comme on ne l’a jamais vu dans l’histoire, mais qui, paradoxalement, est incapable de nourrir sa population et même de donner de l’emploi, de faire contribuer toutes les énergies.»

Il faut repenser le système, mais «il faut faire bien attention de ne pas répéter certaines dérives du XXe siècle, et c’est ça le grand défi de notre génération», résume-t-il.

S’il considère «qu’on n’a pas à fournir un plan en cinq étapes sur comment devrait fonctionner la société et l’économie», et que ce serait même «dangereux», il a tout de même une bonne idée de la direction où aller: «plus de démocratie, une démocratisation de l’économie, du travail, un système qui soit respectueux de l’environnement, et évidemment qui promeuve l’égalité entre tous et toutes». Bref, un système basé sur les valeurs coopératives.