L’anarchie a depuis toujours été incomprise et stigmatisée. Il se trouve en fait bien peu de philosophies politiques qui aient été aussi souvent et unanimement décriées, tant par les tenants d’un droite conservatrice que par les tenants d’une certaine sociale-démocratie ou par ceux d’un communisme pur et dur. L’assimilation de l’anarchisme au chaos, à la violence et au désordre, donne bien mauvaise presse aux idées et aux pratiques anarchistes et les exclut bien souvent du registre des options politiques, économiques et sociales envisageables.

Le Petit éloge de l’anarchisme, de James C. Scott, s’inscrit dans la foulée d’une série de publications récentes d’éditeurs indépendants qui cherchent sinon à réhabiliter politiquement l’anarchisme, du moins à en démontrer la pertinence et la valeur sur le plan philosophique et moral. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, il ne s’agit pas d’un volumineux manifeste de propagande anarchiste. Il s’agit simplement d’un plaidoyer sans prétention en faveur de l’autonomie, de la liberté et de la solidarité humaine qui sont les principes de l’anarchie vécue au quotidien.

Le «gros bon sens»: désobéissance ordinaire

Sur le fond, tous les éléments de la critique anarchiste de la société y sont. L’auteur expose les mécanismes foncièrement autoritaires et inégalitaires inscrits au cœur des principales institutions sociales que sont l’État, l’armée, la propriété, le travail, l’école, la famille, etc. Il montre aussi comment les gens ordinaires sont instinctivement enclins à déroger à l’ordre établi, allant même jusqu’à le saboter délibérément au besoin, lorsque celui-ci est en contradiction avec les aspirations humaines ou avec ce que l’on pourrait appeler le «gros bon sens». Pour ce faire, il ne s’appuie pas tant sur un complexe échafaudage théorique, mais plutôt sur des exemples concrets, sur des études de cas historiques, voire sur des anecdotes personnelles.

Le résultat est une prose simple et claire, quelque peu anarchique et parfois un peu simpliste, mais efficace. Éclaté en une série de «fragments», le texte n’est pas, aux dires de l’auteur, «un argumentaire bien fignolé en faveur de l’anarchisme», mais il se résume plutôt «à un endossement d’une grande part de ce que les penseurs anarchistes ont à dire au sujet de l’État, de la révolution et de l’égalité».

Désobéir au quotidien

«Chaque jour, si possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens», propose candidement l’auteur dans ce qu’il appelle la «callisthénie anarchiste», un concept que l’on pourrait traduire par gymnastique de l’insubordination. «Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste et raisonnable.» Au delà du cliché, l’injonction à désobéir est une invitation à cultiver le sens critique et le libre-arbitre nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté pro-active qui ne se réduit pas à l’obéissance aveugle à l’autorité ou au respect des règles parfois absurdes qu’institue l’ordre social formel.

«Nous croyons ainsi qu’il est un ordre dont nous ne voulons pas parce qu’il consacrerait notre démission et la fin de l’espoir humain», affirmait au siècle dernier l’écrivain et journaliste Albert Camus, qui n’a jamais caché ses affinités anarchistes. La pensée anarchiste est certes dans ce refus, qui se situe au cœur des mouvements de désobéissance et de résistance civile, fondés sur une critique radicale de nos institutions autoritaires, mais elle ne se résume pas à cette dimension contestataire, conflictuelle.

Nous sommes tous anarchistes

L’anarchisme est d’abord et avant tout un mode de vie qui prend forme dans des valeurs positives et dans des pratiques culturelles, politiques, sociales et économiques autonomes à l’intérieur et en marge des institutions sociales dominantes. «Des formes de coopération, de coordination et d’action informelle qui incarnent la mutualité sans hiérarchie font partie du quotidien de la plupart des gens», souligne Scott. Nous serions donc tous et toutes un peu anarchistes sans le savoir?

Pour en avoir le cœur net: James C. Scott, Petit éloge de l’anarchisme, Lux éditeur, 233 pages.