«Il y va de notre santé démocratique.» C’est ainsi que Maka Kotto, ministre de la Culture et des Communications du Québec, résume l’enjeu des conditions de pratique du journalisme indépendant. L’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ), qui représente les journalistes travaillant à la pige comme travailleurs autonomes, lui a demandé de convoquer une commission parlementaire devant se pencher sur la création d’une loi pour protéger les journalistes indépendants, comme celle qui permet aux artistes de négocier leurs conditions collectivement. Ensemble a rencontré le ministre et l’a questionné sur cette revendication issue des États généraux du journalisme indépendant, tenus en septembre dernier.

Nicolas Falcimaigne, journal Ensemble: Quelle est la situation des journalistes indépendants au Québec?

Maka Kotto, ministre de la Culture et des Communications du Québec: Depuis quelques mois, j’ai été sensibilisé par l’AJIQ aux réalités que vivent les journalistes indépendants dans l’exercice de leur métier, notamment en ce qui a trait à leurs conditions de pratique. On peut parler des tarifs qui sont gelés depuis, de mémoire, une trentaine d’années, d’après ce qui m’a été dit. Cela a une incidence sur la situation économique des professionnels qui, à l’évidence, se dégrade si on prend en considération le vecteur inflation. Au niveau de la rémunération, ça se ressent.

En plus de ça, contrairement aux journalistes salariés, ils ne bénéficient pas d’autres mesures de protection sociale: congés de maladie, vacances payées, assurances collectives et autres. Cette situation est aggravée par le fait que les journalistes indépendants sont dans une position de faiblesse lorsque vient le moment de négocier leurs contrats avec leurs clients sur une base individuelle.

Je suis par ailleurs conscient du fait que leurs conditions de travail sont parfois susceptibles d’affecter leur capacité à respecter tout un ensemble d’exigences éthiques et déontologiques reliées à leur travail, dans une perspective professionnelle. Cela peut avoir des répercussions sur la qualité même de l’information qui est offerte à l’ensemble de nos concitoyens et concitoyennes. Cela peut donc affecter le bon fonctionnement de notre vie démocratique, dans la mesure où la démocratie, en occident en général, pas seulement au Québec, repose sur l’accès des citoyens à une information diversifiée et de qualité.

NF: Est-ce à dire qu’il y a un lien entre le journalisme indépendant et l’indépendance du journalisme?

MK: Il se doit d’y avoir des moyens adéquats qui permettent aux journalistes indépendants de cultiver de façon confortable cette indépendance, parce qu’il y va de la santé même de leur travail, qui a un impact sur notre vie démocratique. Si cette situation précaire perdure, considérant le paysage médiatique environnant, sans parler de la convergence et autres, on a un problème.

NF: Lors des États généraux du journalisme indépendant de septembre, puis plus tard au congrès de la FPJQ, nous avons interrogé plusieurs journalistes de grands quotidiens, dont Jean-François Lépine et Pierre Craig, le nouveau président de la FPJQ. Ces journalistes salariés ont tous évoqué l’importance de se doter d’une loi sur les conditions d’engagement des journalistes indépendants, un peu comme la loi qui protège les artistes. Est-ce que c’est votre intention, et quand allez-vous convoquer une commission parlementaire à ce sujet?

MK: Un peu avant les Fêtes, l’AJIQ et la Fédération nationale des communications (FNC) ont envoyé une demande aux leaders des principaux partis politiques pour la création d’une commission parlementaire, ou d’initiative, sur les conditions de pratique du journalisme indépendant. Ils proposaient effectivement, dans cette représentation, une loi semblable à celle que vous évoquez.

De notre côté à nous, le dossier chemine au bureau de notre leader et ça prendra cette commission, ce mandat d’initiative, pour arriver à déblayer toutes les pistes de solution possibles et imaginables. Je ne peux pas anticiper les conclusions de cela au moment où on se parle.

Mais nous sommes bien au fait du consensus qui est en train de se dégager, ce qui ne fut pas le cas en 2010, de mémoire, lors du dépôt de la présentation des recommandations du rapport Payette. Il y avait dissension, si je me souviens bien, à ce moment-là. Mais je pense que la situation a évolué, considérant le fait qu’il y a une portion de vos confrères salariés qui n’était pas très chaude relativement à cette approche-là. Mais avec la nouvelle donne à l’effet qu’on engage de moins en moins de permanents, on est imperceptiblement en train d’avancer vers quelque chose qui est peut-être un enjeu difficile à gérer si on ne s’y emploie pas tout de suite.

Donc, chez nous ça chemine. Chez les autres partis, je ne sais pas où ils en sont, mais nous on a étudié le dossier, on l’a acheminé au bureau du leader pour faire ce que doit, et nous attendons son avis là-dessus.

NF: Est-ce que cela pourrait être à l’agenda d’une prochaine session parlementaire?

Cela pourrait être à l’agenda d’une prochaine session. Tout repose évidemment sur les dossiers qui sont déjà sur la table à la Commission de la culture et de l’éducation, qui traite ces enjeux-là. Mais pour nous, c’est sur la table. On a un regard très rigoureux et sérieux pour cet enjeu. C’est important, parce que ce n’est pas seulement un enjeu qui touche une profession: il y va de notre santé démocratique. Si on contribue à handicaper, par indifférence, notre sphère journalistique, on a un problème au bout du chemin. C’est ça qu’il faut éviter.

Et vous savez, les journalistes, s’ils travaillent vite et trop, ils produisent probablement trop, mais pas toujours bien. Donc il faut qu’ils aient le moins de pression possible dans l’exercice de leur travail, le plus de confort possible. On ne va pas demander la Lune, mais il faut améliorer, c’est un impératif, leurs conditions d’exercice pour qu’ils puissent jouer leur rôle auprès de la population, c’est-à-dire éclairer et informer, et dans la diversité des voix.

NF: Une raison souvent évoquée pour expliquer les conditions difficiles dans lesquelles les journalistes évoluent, c’est le sous-financement de la presse indépendante. Pensez-vous que l’État peut agir, et que pensez-vous de la création d’un fonds indépendant qui serait financé par une taxe sur la publicité?

MK: Ça chemine chez nous. Je ne peux pas vous parler, moi, de taxe, parce que le mot «taxe» en ce moment est exclu de notre dictionnaire, considérant que c’est un vecteur qui décourage plutôt qu’il ne stimule, mais les avenues, on les regarde. De ce côté-là, on a eu des représentations du côté de la presse indépendante, et on y travaille.

NF: Une autre idée qui s’est dégagée de notre tournée de consultation, c’est d’établir un crédit d’impôt sur l’abonnement aux médias indépendants, pour les citoyens. Que les citoyens puissent déduire de leurs impôts l’abonnement aux médias indépendants. Qu’en pensez-vous?

MK: Toutes les avenues vont être sur la table une fois que le mandat d’initiative sera mis en œuvre. Il faudra tester la portée et les impacts de l’ensemble des recommandations qui ressortiront de ce mandat d’initiative. Ça prendra un travail rigoureux de ce côté-là.

NF: Le projet de plateforme régionale d’information de Télé-Québec a fait l’objet d’un engagement de 10 millions $ de la part de votre parti lors de la dernière campagne électorale. Où en est-on?

MK: Vous vous souvenez qu’au moment où nous avons pris les rennes, nous avions une surprise inattendue, de 1,6 milliard dans le trou, parce que ce déficit n’avait pas été initialement annoncé. C’était le budget Bachand qui nous avait servi de cadre de référence pour chiffrer nos propres engagements électoraux. Quand il a déposé son budget au mois d’avril 2012, tout balançait. Mais au lendemain de l’élection, je m’en souviens comme si c’était hier, le 14 septembre précisément, dans un impromptu de presse, il a dit «oups, on est dans le trou de 800 millions $». Ce n’était pas le bon chiffre. En fait, c’était 1,6 milliard $.

C’est ce qui nous a amené à revoir nos copies au plan des engagements financiers. On s’est ajusté. On avait deux défis: viser l’équilibre budgétaire, d’une part, et d’autre part, contrôler les dépenses. Alors l’équilibre budgétaire, on ne l’a pas atteint en si peu de temps, on l’a repoussé un peu, mais la question du contrôle des dépenses, on l’a atteint pour la première fois depuis une trentaine d’années au Québec.

Et c’est ça qui nous met à l’abri de la décote, parce que nous sommes sous surveillance, relativement à notre situation budgétaire.

Alors, ce qu’on travaille en ce moment, c’est des marges de manœuvre à l’interne pour dégager ce que doit, pour aller de l’avant avec le projet de Télé-Québec. On travaille étroitement avec eux.

NF: Dans quel horizon temporel? Quel est votre objectif?

MK: On a un objectif, qui est à court terme, mais quand, ça, je ne peux pas vous le dire spécifiquement. On poursuit les efforts pour réaliser ce projet. C’est une de nos priorités, c’est un projet qui était inclus dans le discours inaugural de Mme Marois.

Télé-Québec est un outil que nous nous sommes donné comme État pour aller chercher notre part du Graal, si je puis dire. La perspective du projet, telle qu’elle se dessine, s’inscrit dans la nouveauté, dans le numérique. Les guerres passées entre généralistes, on passera en-dessous, parce qu’on ne sera plus sur cette sphère-là. Ce sont des guerres qui coûtaient lourdement aux chaînes de télévision, ce qui ne sera pas le cas avec le projet de Télé-Québec, parce qu’avec le web, on peut être partout, tout le temps, et y être à bon compte, ce qui convient parfaitement au projet que nous avons sur la table.

N’oubliez pas non plus que Télé-Québec est une des douze sociétés d’État qui sont sous ma juridiction. J’ai tout intérêt à accompagner Mme Michèle Fortin dans son architecture, à l’aune de nos moyens financiers, évidemment.

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Note: l’auteur de cet article est membre du conseil d’administration de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Cet article a été réalisée de façon indépendante et libre, et n’engage en rien l’AJIQ.
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