«Sur le papier, les pigistes français ont le meilleur statut au monde», explique Thierry Butzbach, trésorier de l’Association nationale des journalistes pigistes. Sur le papier, oui. Mais la réalité est moins rose. L’application de la loi est en effet loin d’être parfaite et elle est de plus en plus contournée. Les journalistes de l’Hexagone peuvent tout de même s’appuyer sur quelque chose pour faire valoir leurs droits. Le législateur québécois aurait avantage à connaître les failles du système français afin de les prévenir lors de l’adoption d’une loi semblable au Québec.

En France, les journalistes indépendants jouissent du même statut que les salariés, une situation rare. La loi Cressard, ou loi du 4 juillet 1974, les reconnaissant comme journalistes professionnels, ils bénéficient en théorie des mêmes avantages que les employés à temps régulier: congé de maternité ou de maladie, salaires, indemnités de chômage, etc. «Ça, c’est le paradis, rigole Thierry Butzbach avant de poursuivre plus sérieusement: mais le problème est que pour faire valoir ses droits, il faut aller en justice.»

Le «paradis» du pigiste

Car pour les entreprises de presse, tous les moyens sont bons pour payer moins. «On nous demande d’être auto-entrepreneur [travailleur autonome], de facturer des droits d’auteur, ou encore c’est une société de portage salarial qui nous embauche», c’est-à-dire une tierce compagnie qui masque, par cette relation triangulaire, la véritable nature du lien de travail.

Dans une étude parue en novembre 2013, la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) s’inquiète aussi de constater que des «pigistes sont de moins en moins payés ou obligés d’accepter des statuts d’auto-entrepreneurs ou des forfaits au bon vouloir des employeurs».

«Nous étions déjà multi-employeurs, nous sommes maintenant multi-statuts», résume M. Butzbach. La SCAM confirme: «Au-delà de la multiplicité des activités (édition, communication) qui peuvent justifier d’autres types de rémunération, il transparaît une réelle difficulté à se faire rémunérer en pige salariée pour une activité journalistique.» Tout ceci n’empêche pas Thierry Butzbach d’être satisfait de pouvoir s’appuyer sur «une base juridique très saine qui nous permet au moins de nous battre».

Tomber entre deux chaises

Au Québec, le statut de travailleur autonome est systématique pour les pigistes, qui doivent donc s’organiser pour payer des assurances ou accumuler un solide coussin financier en cas d’impossibilité de travailler. Or, en France, ces contournements de la loi peuvent rendre difficile l’accès à la carte de presse, et à la niche fiscale qui y est associée.

En effet, le titre de journaliste est régi en France par une commission qui délivre des cartes de presse à ceux qui exercent une activité journalistique «régulière», dont ils tirent 51% des revenus, ce qui «est difficile à prouver quand l’employeur ne fournit pas de feuilles de paie», explique Marie Pâris, jeune journaliste française maintenant établie au Québec. «Même si je publiais depuis deux ans pour un magazine, c’était vraiment un problème de l’obtenir», poursuit-elle. Un simple bout de carton, certes, mais qui vient avec des avantages fiscaux non-négligeables.

Le rapport de force est comme ici difficile à établir avec les patrons de presse. Les nouveaux journalistes ne connaissent pas toujours leurs droits, comme l’avoue Elsa, une jeune Française qui entre dans la profession.

Elle s’en sort plutôt bien pourtant, déjà publiée régulièrement sur un site reconnu d’information en ligne, un pure player comme on les appelle là-bas. Mais Elsa est même payée à forfait. Au lieu des tarifs minimums au feuillet inscrits dans les conventions collectives, soit au moins 50 euros (76 $ canadiens) pour environ 250 mots, elle reçoit plutôt 115 euros (175 $), peu importe la longueur du texte et la difficulté de la recherche préalable. Sans compter les retards de paiements, qui font dire élégamment à Elsa qu’il «faut une certaine souplesse dans ses dépenses». Loin de s’apitoyer, la jeune femme préfère malgré tout se concentrer sur les bonnes relations qu’elle entretient.

Quant à Marie Pâris, après être passée par les piges et les contrats de travail à la fois à Paris et au Québec, elle a rapidement eu des commandes régulières des médias d’ici, ce qui lui fait espérer pouvoir mieux vivre de la pige.