Chers lecteurs, chères lectrices,

Nous tentons de vous faire parvenir des nouvelles depuis notre captivité, car nous nous inquiétons grandement pour notre santé et notre sécurité. Nos ravisseurs ne vous ont, semble-t-il, toujours pas fait parvenir de demande de rançon, et nous doutons qu’ils le fassent, car ils ont déjà tout ce qu’ils veulent: l’argent et le pouvoir. Ils savent que personne n’osera intervenir pour exiger notre libération immédiate et inconditionnelle. Nous espérons réussir à vous faire parvenir clandestinement cette lettre par le biais d’un journal indépendant.

Ils nous paraissent parfois sympathiques, ces grands patrons de presse qui se servent de nous comme de leurs pions dans le grand jeu d’échecs chinois qu’ils se livrent. La plupart d’entre nous ont fini par épouser leur cause, celle de l’hyperconcurrence capitaliste, de la concentration de la propriété et de la convergence des contenus. La situation est telle que nous ne sommes plus certains de vouloir nous libérer du joug sous lequel on nous tient.

C’est bien ce que vous craignez: nous souffrons du syndrome de Stockholm envers cette poignée d’oligarques qui nous tient en otage depuis trop longtemps…
Il faut nous comprendre. Nous avons choisi le plus beau métier du monde et nous nous y sommes attachés, coûte que coûte. Il faut bien gagner sa vie. Nous avons accepté de prêter notre plume, notre visage ou notre voix à ceux qui promettaient de faire de nous des journalistes.
Étant donné que seule une personne rémunérée par une entreprise de presse peut être reconnue comme journaliste au Québec, nous n’avions guère le choix. Nous avons signé des contrats au plus offrant avec Québécor, Gesca, Transcontinental, Bell-Astral, Cogeco, Rogers, etc.
Nous ne pouvions pas nous douter que le modèle d’affaires de ces géants commerciaux saperait les fondements mêmes de notre profession, soit l’indépendance journalistique et le souci de l’intérêt public.
Nous voulons que vous le sachiez: les propriétaires des conglomérats qui possèdent les entreprises qui nous emploient ont des intérêts qui sont, au mieux, conflictuels ou, au pire, contradictoires avec l’intérêt public. Que ce soit dans le domaine de l’énergie (Power Corporation), du marketing (Transcontinental), de la câblodistribution (Cogeco, Québécor), de la téléphonie (Bell, Québécor, Rogers) ou de la publicité (Astral), les intérêts des actionnaires et des clients de nos patrons primeront toujours sur ceux du public.
Les décisions d’affaires ne sont jamais prises en fonction de l’éthique et de la déontologie journalistique, mais bien en fonction du rendement et de la compétitivité des entreprises de presse.
Nos éditeurs, nos rédacteurs en chef, nos chefs de pupitre sont pour la plupart de gens intègres et honnêtes, comme nous, mais ils ont aussi peu d’emprise que nous sur la commercialisation tous azimuts des contenus. Les éditeurs qui nous paient pour produire ces contenus ne le cachent même plus, ils ne cherchent pas tant à offrir de l’information au public qu’à vendre des publics aux annonceurs publicitaires.
Nous le savons par expérience, à mesure que le paysage médiatique s’uniformise sous le coup de la concentration et de la convergence, l’indépendance journalistique et la qualité de l’information s’amenuisent.
Après avoir coupé de moitié le nombre de journalistes dans ses hebdomadaires à Montréal, TC Média (Transcontinental) rachète l’ensemble des hebdomadaires régionaux détenus par Québécor. Qui profite de ce dénouement de la «guerre des hebdos»? Les journalistes? Le public? Non, ce sont encore et toujours les investisseurs qui y gagnent.
Pour la somme de 75 millions de dollars, les 74 hebdomadaires de Sun Media au Québec passent aux mains de TC qui accaparera désormais plus de 85% du «marché» de l’information locale. Si la transaction est approuvée par le Bureau de la concurrence, c’est environ 20 millions de dollars qui s’ajouteront aux résultats opérationnels avant amortissement de Transcontinental. Quant aux 600 emplois qui restent dans les hebdos de Québécor au Québec (Sun Media s’est départi d’un cinquième de son personnel depuis un peu plus d’un an), on peut se demander ce qu’en fera TC Média.
Le public que nous prétendons tenir informé sent bien que quelque chose cloche dans tout cela. Il voit bien que derrière le voile de notre neutralité affirmée se cachent de puissants intérêts qu’on veut lui taire. Noyé dans un flot constant d’information et de publicité de plus en plus difficile à distinguer l’une de l’autre, il peine à faire la part des choses, mais il doute de nous.
Quant à la classe politique, elle entretient une relation particulièrement ambiguë avec nous. Elle nous craint et nous méprise à la fois. Elle nous dit ce qu’elle veut que nous répétions et nous tait ce qu’elle préfère que le public ignore.
Tandis qu’elle s’acoquine avec le milieu des affaires (auquel nos patrons appartiennent), nous étalons à la lumière du jour ses petits et grands scandales. Mais les élites continuent de brasser leurs affaires dans le secret feutré des clubs et des salons où nos caméras et nos micros n’entrent pas.
Et puis, vous savez, ça circule dans les portes tournantes entre la haute administration publique et le monde des affaires! À peine eut-il quitté ses fonctions de PDG de Québecor que Pierre-Karl Péladeau était nommé à la présidence d’Hydro-Québec. Quant à l’ancien président et chef de la direction de la Caisse de dépôt et de placements du Québec, Henri-Paul Rousseau, il s’était trouvé une place dans l’équipe de direction de Power Corporation, comme vice-président du conseil.
On ne mord pas la main qui nous nourrit et on évite de se faire des ennemis chez ceux qui font et défont les gouvernements à coup de sondages, de campagnes de salissage ou d’éloges médiatiques.
Nous l’avons compris, ce ne sont pas les patrons de presse qui nous la rendront, notre précieuse liberté, pas plus que les gouvernements le feront. Il nous faut la reprendre nous-mêmes pour donner au public ce à quoi il a droit et ce qu’il demande, une information indépendante et de qualité, libre de toute influence commerciale et de toute complaisance politique.
Nous voulons revenir à notre motivation profonde et pratiquer un journalisme d’intérêt public. Nous voulons raconter les histoires qui feront que l’Histoire que l’on écrit ne sera pas celle du monde tel que les puissants veulent le voir, mais bien celle du monde tel qu’il est.
Mais nous avons besoin de vous. Sans les lecteurs et lectrices qui soutiennent la presse indépendante, les médias indépendants ne pourront jamais offrir de travail aux journalistes actuellement retenus en otage par les grands conglomérats, et la prise d’otage se poursuivra indéfiniment.
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[Ajout] Note de la rédaction : ceci est une lettre fictive qui ne doit pas être interprétée comme un outrage aux 189 journalistes emprisonnés ou au 66 journalistes tués cette année dans le monde, selon le baromètre de la liberté de presse 2013 de Reporters sans frontières, mais plutôt comme un hommage au courage de ces journalistes qui risquent leurs vies pour informer le public sur ce qui se passe dans le monde.