En 2012, les Canadiens ont placé 155 milliards de dollars dans les sept principaux paradis fiscaux où ils sont actifs. Ce montant astronomique correspond à plus de 50% du produit intérieur brut (PIB) du Québec et à environ 8,5% du PIB canadien la même année. Pendant que ce tsunami de milliards déferle sur les plages des Antilles, privant le trésor public de sommes équivalentes au budget de certains ministères, la classe politique condamne du bout des lèvres l’évasion fiscale tout en insistant sur le caractère parfaitement légal des stratagèmes d’évitement fiscal qui ont fait la manchette durant la présente campagne électorale.

Ainsi, un candidat au poste de premier ministre du Québec reconnaît avoir placé plusieurs centaines de milliers de dollars dans un paradis fiscal notoire.

Une compagnie appartenant à un candidat vedette du parti qui prétend faire la souveraineté du Québec a enregistré des dizaines de filiales dans une législation de complaisance au États-Unis et au moins deux filiales à la Barbade, selon des informations obtenues par le Journal Ensemble.

Le cofondateur du troisième parti en lice est président du conseil d’administration d’une banque qui n’hésite pas à recourir à ses filiales à l’étranger pour éviter de payer des centaines de millions de dollars en impôts au Canada.

Jusqu’en 2004, la coopérative Desjardins a mouillé dans les eaux troubles des paradis bancaires par le biais d’une filiale de Valeurs mobilières Desjardins. Le représentant légal d’une autre filiale de Desjardins enregistrée au Delaware (le même que celui qui y représente Québécor et bon nombre de fleurons du Québec inc. qui y sont enregistrés) est une fiducie elle-même enregistrée à Gibraltar.

Définitivement, le plus récent essai d’Alain Deneault, Paradis fiscaux : la filière canadienne, paru en février aux Éditions Écosociété, ne pouvait pas tomber mieux.

Complaisance en haut lieu

L’auteur de Noir Canada, n’en est pas à ses premières salves contre les paradis fiscaux. Il a signé Paul Martin et compagnies, Soixante thèses sur l’alégalité des paradis fiscaux (VLB, 2004) et Offshore, Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété, 2010).

Il fait preuve ici d’un remarquable esprit de synthèse en s’attaquant de front à un problème complexe pour le ramener à sa plus simple expression: «la loi telle que constituée évite aux détenteurs de fortunes et aux grandes entreprises de tomber dans l’illégalité», même si les revenus ainsi perdus privent la collectivité «du financement des services publics [et des programmes sociaux] tout en rendant risible l’État en tant qu’autorité vouée à la défense de la chose publique».

Avec rigueur et méthode, l’auteur expose toute l’hypocrisie des gouvernements fédéral et provinciaux dans leur lutte contre l’évasion fiscale qui consiste à «judiciariser le débat afin de conduire à sa dépolitisation». Cette stratégie relève ni plus ni moins de l’autosabotage dans cette «lutte qui, du point de vue politique, est l’égale du problème des changements climatiques sur le plan écologique».

«Les principes amenant le gouvernement à lutter contre la fraude fiscale se trouvent à l’évidence contredits par des mesures qui incitent les entreprises et détenteurs de fortune à profiter légalement des régimes législatifs et juridictionnels de complaisance.» Si l’idée centrale du livre tient ainsi en une phrase, il est difficile d’en résumer le propos, tellement il ratisse large.

La filière canadienne

Les grandes banques canadiennes ont été parmi les premières à investir les îles caribéennes à la fin de XIXe siècle et ont activement contribué à en faire les législations de complaisance qu’on connait aujourd’hui. Le Canada, qui partage son siège au Fonds monétaire international et à la Banque Mondiale avec une douzaine de paradis fiscaux notoires, reste à ce jour un défenseur indéfectible de ces législations qui le privent pourtant de dizaines de milliards de dollars en revenus chaque année.

Le Québec n’est pas en reste. Véritable minéralo-État, la belle province est un paradis minier «qui prend fait et cause pour l’industrie extractive présente chez elle, indépendamment du bien commun et des intérêts de sa population».

La législation provinciale donne «préséance aux activités minières sur la création de nouvelles aires protégées et menace les droits individuels à la propriété privée, les droits communautaires à un aménagement adéquat du territoire et le droit collectif à un environnement sain». Comme si ce n’était pas suffisant, l’État y assume les principaux coûts d’infrastructure (incluant l’eau et l’électricité) et confère à l’industrie des avantages fiscaux qui coûtent au moins 1,5 plus cher que ce que les redevances rapportent. Pas étonnant que le modèle québécois soit cité en exemple jusqu’au Congo!

L’Ontario fait pour sa part office de paradis boursier pour les entreprises minières. Entre 2007 et 2011, 220 milliards de dollars en actions minières ont transigé par la bourse de Toronto pour financer des projets miniers partout sur la planète. Il existe d’ailleurs un programme fédéral qui «permet aux sociétés minières, gazières et pétrolières d’émettre en bourse des actions qui sont totalement déductibles d’impôts au Canada».

Bouclant la boucle, la Nouvelle-Écosse est devenue une sorte de sous-traitant en sol canadien des paradis offshore en offrant «des congés fiscaux dans le cas d’embauche d’experts-comptables», ce qui a pour effet de transformer Halifax «en banlieue de la finance mondiale où parquer des subalternes à coup de subventions publiques».

La fortune sans gloire

Après avoir réglé hors cours une poursuite bâillon de 11 millions de dollars intentée par la minière Barrick Gold suite à la parution de Noir Canada, Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété, 2008), il aura fallu une bonne dose de courage à Alain Deneault et à son éditeur pour se lancer dans ce projet colossal qui n’est diffamatoire qu’au sens premier du terme, «soit de dire d’une chose qu’elle n’est pas glorieuse».

En effet, l’auteur y pointe du doigt l’implication historique et contemporaine du Canada et de son élite des affaires dans le développement d’un environnement réglementaire et juridique qui, s’il n’est pas en soi criminel, sert de havre financier pour mettre hors de portée du fisc et de la loi les bandits de la pire espèce comme les gens d’affaires les plus vertueux.

Des solutions?

«Sur le plan technique, des solutions existent. […] Seulement, nous ne disposons pas d’une députation et d’une caste financière et industrielle qui soient prêtes à prendre la mesure du problème.» En cette période électorale qui s’achève, un tel constat est aussi désolant que lucide. Loin d’être fataliste, l’auteur appelle l’ensemble de la société civile à s’approprier le débat et à se donner des institutions qui lui ressemblent.

 

Paradis fiscaux : la filière canadienne, Alain Deneault, Éditions Écosociété, 391 pages.