M. Cimon admirait le joli petit sapin qui enjolivait son salon. Malgré sa petite taille, il l’avait choisi pour son charme adorable et mystérieux. Les décorations du sapin ne rayonnaient pas autant que tout son être : ses bras menus mais vigoureux, le vert éclatant de ses épines, et surtout, son odeur enchanteresse et ravigotante, emplissaient toute la maison.

Cette odeur rappelait celle de la belle grande forêt de résineux qui habitait ses terres – forêt ancienne comme on n’en trouvait nulle part ailleurs dans toute la région – et qui peuplait encore les récits des Anciens.

Les belles terres du vieil homme avaient souvent été convoitées, tantôt par les spéculateurs, tantôt par les industries forestières, sans oublier l’industrie éolienne et, jusqu’à tout récemment, les compagnies pétrolières et gazières.

Pas plus tard qu’hier, un promoteur venu s’installer dans le village pour l’exploration de gaz de schiste était allé rencontrer le vieil homme pour lui proposer d’acheter une partie de la forêt. Selon cet étranger, l’endroit recelait une richesse aussi grande, sinon plus, que celle que représentaient les arbres, puisqu’elle devenait elle aussi de plus en plus rare sur la Terre.

Mais à ce moment-là, M. Cimon n’avait pas été capable de prendre une décision devant ce cruel dilemme. Sa femme et lui n’avaient pas d’enfants, et elle était atteinte d’une maladie très rare. Cette grande terre, tout comme leur vieille maison, demeurait leur seule richesse et l’argent du promoteur aurait pu servir à payer un remède dispendieux.

D’autre part, qu’adviendrait-il de ses terres, lorsque sa femme et lui ne seraient plus de ce monde ? À qui les donner, à qui les vendre ? Il faudrait bien le faire un jour… M. Cimon rangea les papiers du contrat dans son bureau et se dit qu’il prendrait le temps des fêtes pour y penser. Ce Noël, qui serait peut-être aussi le dernier de sa femme…

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Peu après, le vieil homme alla retrouver sa femme qui dormait dans la chambre, située à l’étage supérieur. Elle semblait rêver dans un doux sommeil, enveloppée par les odeurs du sapin, malgré les souffrances qu’elle éprouvait. Il mit la main sur son front bouillant et il lui sembla même qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres. Maintenant plus rassuré, M. Cimon sortit de la chambre en prenant soin de laisser la porte ouverte.

Mais en descendant l’escalier, il entendit un petit son de voix plaintive. Le vieux remonta les marches et retourna voir sa femme. Celle-ci dormait toujours paisiblement, à la lueur de la lune dont le rayon de lumière traversait la fenêtre et embrassait toute la chambre. L’homme entendit une autre lamentation. Il s’agissait pourtant bien d’une voix de femme, et les sons semblaient provenir d’en bas de l’escalier.

M. Cimon descendit de nouveau les marches et promena un regard affolé partout dans la cuisine et le salon. Il entendit un son gémissant et un bruissement de branches d’arbre. La voix provenait du sapin. Ce dernier avait pris un air plus triste et misérable, avec ses bras tout rabattus. Le vieux s’approcha de l’arbre en tremblant et en fronçant les sourcils, puis sursauta quand la voix féminine de l’arbre surgit :

– Oui, homme, c’est bien moi qui ai gémi dans la nuit !

Le vieil homme, pris de peur, recula et se frotta les yeux avant d’observer de nouveau cet étrange phénomène.

– Un… un arbre qui parle ? bégaya-t-il. Et un arbre-femme en plus ?

– Oui ! répondit aussitôt le sapin. Les arbres ont tous un esprit féminin, car nous sommes les gardiennes de notre mère la Terre. Qu’est-ce qui t’a pris de m’enlever du socle de ma forêt, où je règne ? Pourquoi m’affubles-tu de vulgaires bijoux qui sont si lourds ? Tu as coupé mon pied et je souffre terriblement ! Je sens toute mon essence s’évaporer entre les murs de cette maison…

– Ô l’arbre, dit M. Cimon, mal à l’aise, pardonne-moi. Je… je t’ai prise dans la forêt, car tu avais l’air si forte, si vivifiante malgré ta petite taille… et aussi, parce que je ne voulais pas couper un plus grand arbre. Ta présence est un beau cadeau pour ma femme qui est très malade. Ton odeur qui embaume ma maison lui fait tellement de bien…

– C’est bien sûr, fit le sapin ! Ne suis-je pas l’arbre de vie, celui qui a jadis guéri Jacques Cartier, en plus de son équipage ? Cet arbre que mes anciens frères humains, ceux qui étaient là avant vous, vénéraient tant !

– Ô Dame sapin, déclara M. Cimon, dis-moi comment réparer ma faute et je le ferai.

Le sapin resta silencieux pendant un certain temps. L’homme attendit longuement, si bien qu’après un moment, il se demanda si l’esprit de l’arbre était encore bien là.

Puis, la voix ressurgit :

– Ramène-moi sur mon pied et ta femme sera sauvée. Seulement sur ma Terre et auprès des miens, je pourrai guérir, et vous aider par la suite.

– Quoi, fit l’homme, te rapporter dans la forêt ? Mais Ô l’arbre, comment vais-je faire ?

Le sapin ne répondit plus. L’homme s’approcha, toucha ses branches, les secoua un peu, mais la voix avait bel et bien disparu. C’est alors qu’il s’habilla, prit l’arbre délicatement dans ses bras et partit en raquettes avec lui dans la nuit claire. En arrivant devant la souche, il le posa sur celle-ci.

Aussitôt, de petits chants qui ressemblaient à des voix d’enfants s’élevèrent et une traînée de petits lutins sortit des bosquets environnants.

Ils formèrent une ronde et se mirent à danser en se tenant la main. Ils dansèrent et chantèrent ainsi devant le regard éberlué du vieil homme, jusqu’à ce que des étincelles aux reflets bleus jaillissent de la partie où l’arbre avait été coupé.

Et là, l’inimaginable se produisit : le tronc se ressouda à la souche, comme par magie ! Puis le sapin se mit à grandir et à grandir dans toute sa beauté et sa majesté, déployant de larges branches robustes et touffues qui surplombaient maintenant tous les autres arbres.

L’homme devint tout étourdi par ce spectacle et tenta de s’échapper pour fuir les visions, mais il trébucha face première dans la neige. Alors qu’il essayait de se relever, un lutin lui tendit une grosse chope de bois emplie d’une potion.

– Je suis la reine de la forêt, dit le sapin. Mon esprit est très grand, et ta générosité m’a émue et fait grandir encore plus. Voici un peu de mon essence, que j’ai fait longuement mûrir dans mon cœur. Tu en donneras à ta femme.

Le vieil homme prit la chope et repartit dans le sentier menant à sa maison, en prenant soin de ne pas en renverser.

Arrivé chez lui, il vit que l’état de sa femme s’était détérioré. Elle était toute blanche, avait de la difficulté à respirer et des sueurs perlaient sur son front. Il hésita, puis donna une gorgée de la précieuse boisson à sa femme qui, à demi somnolente, arrivait à peine à relever la tête. Il répéta le geste matin et soir, en restant près d’elle, à son chevet.

Trois jours passèrent et, dans la nuit de Noël, Mme Cimon se réveilla enfin : elle était guérie ! Elle se leva du lit, toute resplendissante. Elle enfila son manteau et mis ses bottes pour aller rejoindre son homme parti chercher du bois dans la petite grange. Le vieux était si heureux de retrouver sa belle vieille qui avait repris des couleurs et de la vigueur. Il la serra très fort sur son cœur en versant des larmes de bonheur.

Le lendemain matin, en se réveillant, M. Cimon s’aperçut que sa femme n’était plus là. En sortant, il vit des traces de raquettes se diriger vers la forêt. Le vieil homme enfila les siennes et suivit les traces de sa femme. Elle était debout devant le sapin, entouré de ses frères pins, épinettes, cèdres et amis bouleaux. Mais pas de lutins à l’horizon. Tout était calme et une fine neige tombait.

Alors que le vieil homme s’était approché de sa femme, celle-ci lui tendit un contrat qui avait été rédigé par les êtres de la forêt sur une feuille de bouleau. Ces derniers leur proposaient de créer une alliance en constituant une fiducie foncière afin que toute la forêt puisse appartenir autant à eux qu’aux plantes, animaux et esprits qui la peuplaient, et ce, à l’abri des spéculateurs et des promoteurs. Le vieux était subjugué.

– Mais… mais comment saviez-vous que… c’est… c’est impossible ! Je ne peux pas accepter ça… ! C’est insensé !

Mme Cimon haussa alors les sourcils. Surprise et déçue, elle le regarda profondément dans les yeux en lui prenant la main. La lumière qui brillait dans son regard avait parlé.

Le promoteur déménagea et une paix régna dans tout le village. Depuis ce temps, il n’est pas rare de voir des visiteurs se promener dans la forêt ou des enfants jouer sur le grand domaine de M. et Mme Cimon. Le vieil homme organise souvent des soirées de contes mettant en scène des arbres et des lutins qui habitent les bois enchantés. Tous vivent dans la joie et l’harmonie et reconnaissent la grande bonté du vieil homme et de sa femme, sans oublier celle, encore plus grande, de la reine de la forêt.