L’Islande traverse, depuis plus d’un an, un processus démocratique à propos duquel les médias sont singulièrement silencieux. Durement frappée par la dernière crise économique, la petite île de l’Atlantique Nord a d’abord choisi, deux fois plutôt qu’une, d’envoyer paître les banques qui l’avaient mise dans le pétrin. Elle a ensuite mis sur pied une assemblée constituante de simples citoyens, élus au suffrage universel, pour poser les bases d’un nouveau contrat social.

Ancienne colonie viking plus que millénaire, l’Islande fait rarement la manchette autrement que pour ses paysages volcaniques et ses geysers. Habitée par environ 300 000 personnes, l’Islande dispose du plus ancien parlement d’Europe, l’Althing, fondé en l’an 930. C’est un pays indépendant du Danemark depuis 1944, année où la population a choisi par référendum (à 97 %) de s’en dissocier complètement. Malgré cette séparation, l’Islande adopta de façon provisoire une constitution calquée sur celle du Danemark, le parlement s’engageant à la réformer par la suite, un vœu pieux qui ne se réalisa jamais autrement que par quelques ajustements mineurs.

Cette indépendance nouvellement acquise, ainsi que le développement économique qui suivit la Seconde Guerre mondiale, ne changèrent pas la structure sociale de ce petit pays isolé en plein Atlantique. L’économie, la politique et l’administration publique y sont dominées par un groupe restreint de 14 familles, qu’on nomme la «Pieuvre», qui règne sur les deux principaux partis politiques du pays et qui nomme allègrement ses membres aux postes les plus importants, que ce soit à la justice ou dans les banques locales contrôlées par les pouvoirs publics.

Le bar ouvert

Malgré cette corruption endémique, l’Islande se positionnait dans la moyenne des pays scandinaves quant au niveau et à la répartition du revenu. Cette situation change quelques temps après que le gouvernement islandais, le Premier ministre David Oddsson en tête, entreprit de privatiser les banques du pays au profit d’amis du régime et à très faible prix («à la russe» diront certains).

La privatisation des banques s’est appuyée sur de lourds prêts consentis par les banques elles-mêmes, sous l’oeil bienveillant de M. Oddsson, devenu entre-temps président de la Banque Centrale en 2004. La mise en œuvre du programme Icesave, des garanties de prêt bon marché à l’étranger, allait ensuite faire de l’Islande un véritable laboratoire néolibéral, en même temps que les écarts de revenus rejoignaient ceux observés aux États-Unis.

La population, ou du moins sa frange la plus aisée, bénéficiait alors d’un crédit apparemment illimité: le bar ouvert.

La révolte populaire

Ayant déjà connu des difficultés à lever des fonds sur le marché en 2006, ce qui avait provoqué une mini-crise financière, les banques islandaises s’effondrent dans le sillon de Lehman Brothers à l’automne 2008. Dans un mouvement de spirale, le cours de la monnaie chute drastiquement, des sommes énormes quittent le pays (notamment au profit de proches du pouvoir qui convertissent rapidement leurs avoirs pour les mettre en sécurité). Bientôt, le Fonds monétaire international (FMI) demande des comptes.

C’est alors qu’explose la colère populaire. Les Islandais descendent dans la rue armés de casseroles et demandent la démission des dirigeants politiques et financiers. C’est chose faite à l’hiver 2009, et les élections du printemps portent au pouvoir une nouvelle coalition (socio-démocrates et verts), qui doit pourtant faire face aux demandes de remboursement des garanties de prêts Icesave. Un programme de remboursement équivalant à la moitié du produit intérieur brut (PIB) islandais est soumis au vote du parlement à l’automne 2009, dans la désapprobation la plus généralisée.

Le président Olafur Grímsson indique alors qu’il ne promulguera pas une loi aussi contraire à l’opinion publique. Il décide plutôt de consulter la population par référendum au printemps 2010: 93% des votants rejettent l’accord de remboursement de la dette. Le lien de confiance est irrémédiablement rompu. Comment pourrait-il en être autrement quand une enquête révèle que, au moment du crash financier, 10 des 63 membres du parlement avaient une dette moyenne de 9 millions d’euros envers des banques du pays?

Vers une nouvelle constitution

Face à l’ampleur de la crise de confiance entre la population islandaise et ses institutions politiques et judiciaires, le gouvernement comprend rapidement que seule une refonte de la constitution pourra redonner crédibilité aux institutions publiques. Lors d’une étude menée en 2009, seulement 3 Islandais sur 10 disaient avoir une grande confiance en leur système judiciaire et trois fois moins envers le parlement.

Les principaux griefs exprimés sont notamment la toute-puissance du pouvoir exécutif sur les pouvoirs législatif et judiciaire, l’opacité de certaines décisions, nominations et informations publiques, ainsi que le déséquilibre entre le poids du vote rural et urbain. Les partis traditionnels ayant systématiquement bloqué toute réforme modifiant une répartition du vote les avantageant, le vote rural islandais peut encore peser jusqu’à 4 fois plus lourd que le vote urbain, permettant le maintien de candidats peu populaires et, surtout, le clientélisme et la corruption locale.

L’Assemblée constituante

Devant l’incapacité chronique du parlement à réformer la constitution – et la culture politique – de l’Islande, malgré de multiples tentatives depuis 1944, le gouvernement de coalition déclenche un processus de révision impliquant directement la population grâce à une assemblée constituante. Le professeur d’économie Thorvaldur Gylfason, membre du Comité Constitutionnel qui a réécrit la constitution, explique cette approche par «l’incapacité chronique du parlement à s’acquitter de cette tâche». Il ajoute que «la constitution a pour but de circonscrire les pouvoirs du parlement et d’établir la méthode par laquelle chaque député est élu, une tâche qui aurait créé un conflit d’intérêts si elle avait été assumée par le parlement lui-même».

Une Assemblée nationale est aussitôt mise sur pied pour définir les grands axes de la nouvelle constitution (un poids électoral égalitaire entre les régions et la capitale, la propriété publique des ressources naturelles). Un comité constitutionnel d’experts de différents horizons (droit, littérature et sciences) mène ensuite une étude approfondie de constitutions étrangères ainsi que de celle de 1944, tout en élaborant des des dispositions relatives à la propriété des ressources naturelles et au mode de scrutin.

L’élection des membres de l’Assemblée Constituante se tient finalement à l’automne 2010, 523 candidats se faisant la lutte pour les 25 sièges disponibles.

Bien que le comité nouvellement élu regroupe des gens de tous horizons, des avocats aux poètes en passant par des prêtres et des fermiers, l’élite mise en cause tente rapidement de le discréditer. Un candidat défait et deux autres individus, tous proches du parti de l’ancien Premier ministre Oddsson, déposent une plainte technique relative à la conception des isoloirs. La Cours Suprême invalide l’élection, même si le jugement ne remet pas en cause la légitimité du vote en regard de la plainte formulée. Le gouvernement contourne ce stratagème en assignant les membres élus à un nouveau Conseil constitutionnel, dont le mandat est similaire à celui de la défunte Assemblé constituante.

Dès le début des travaux, les membres du Conseil constitutionnel adoptent une approche utilisant les nouvelles technologies pour rendre le processus ouvert et accessible à la population. Les délibérations du Conseil sont diffusées sur Youtube, une page Facebook regroupe les commentaires des internautes qui sont même invités à commenter et amender directement les articles de la constitution à venir à mesure que ceux-ci sont publiés sur le site Web du Conseil.

Très rapidement, il apparaît aux membres du Conseil qu’il serait préférable de repartir à zéro plutôt que d’amender l’ancienne constitution. À l’issue des travaux, la nouvelle constitution prescrit l’égalité, des droits humains, la décentralisation des pouvoirs et les consultations populaires, le respect de l’environnement, la propriété publique des ressources naturelles et le devoir national de conservation de la culture et du patrimoine.

Une autre innovation significative de cette nouvelle constitution est l’enchâssement du droit à l’information et à la liberté de presse. De pair avec la corruption du système, une véritable culture du secret et de journalisme complaisant régnait et règne toujours en Islande. Les nouvelles dispositions constitutionnelles (article XII) visent à rendre publics tous les documents et informations en possession du gouvernement et à protéger les journalistes et la confidentialité de leurs sources, de même qu’à rendre transparente la propriété des médias. Selon le professeur Gylfason, «la liberté de presse est un important pilier de la démocratie, aussi mérite-t-elle une protection constitutionnelle».

Aujourd’hui démantelé, le Conseil constitutionnel reprendra du service au mois de mars pour une rencontre de quatre jours avec les membres du parlement pour discuter de la nouvelle constitution. Il n’est pas certain que le parlement acceptera de soumettre celle-ci à un référendum populaire, le gouvernement de coalition se retrouvant à la fois affaibli et soumis à d’intenses pressions internationales. Il y a fort à parier que le peuple islandais ne lâchera pas le morceau et n’abandonnera pas tant qu’il n’aura pas obtenu un nouveau contrat social à la hauteur de ses aspirations.

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Le professeur Thorvaldur Gylfason prépare un article: «From Collapse to Constitution: the Case of Iceland».