Quand Riccardo Petrella observe la crise économique mondiale, il ne voit pas qu’un système à la déroute. Il voit un monde décimé par le capitalisme sauvage. C’est pourtant dans cette crise qu’il voit l’occasion de changer la façon d’aborder l’économie, vers une économie de coopération.

Je crois que le pouvoir étonnant des coopératives est dans sa capacité prophétique, quand des gens se mettent ensemble pour partager, pour changer le présent, pour donner davantage de justice, d’amitié, d’amour en action qu’on fait – ça c’est un pouvoir terrible», s’est exclamé M. Petrella. L’auteur, militant et chercheur en sciences politiques prenait la parole à l’ouverture du premier Sommet international sur les coopératives, tenu à Québec en octobre. Le sévère critique de la mondialisation et professeur à l’Université de Louvain était dans son élément, abordant le pouvoir des coopératives de changer l’économie mondiale devant quelques 1800 délégués.

Sa théorie: les valeurs coopératives – adhésion volontaire et ouverte à tous, pouvoir démocratique exercé par les membres, participation économique des membres, autonomie et indépendance, éducation, formation et information, coopération entre les coopératives et engagement envers la communauté – préfigurent les conditions pour nous libérer du tumulte économique qui a mené à la croissance des inégalités et à la pauvreté extrême dans le monde.

Il cite notamment trois façons dont les coopératives peuvent remettre en question l’avenir du capitalisme mondial. La première est que les coopératives doivent être capables de rêver, et de promettre, qu’elle vont éliminer la pauvreté extrême au cours des dix prochaines années.

«Aujourd’hui, il y a trois milliards de pauvres extrêmes. Trois milliards de pauvres dans une société qui se dit une société de la connaissance. Trois milliards de pauvres dans une économie qui se dit globale, performante et efficace. Je crois que la première action prophétique de ce Sommet devrait être de dire: « Que peut-on faire, que voulons-nous faire, comme coopératives, pour qu’il n’y ait plus de pauvreté extrême dans le monde ?”»

En second lieu, il voit dans les coopératives la capacité de répartir les biens et services pour le bien commun, et non seulement pour le profit. C’est cette quête dogmatique du profit qui a mené à un décalage entre ce que les gens ont et ce dont ils ont besoin. M. Petrella a notamment relevé le contraste entre la disponibilité des téléphones mobiles et celle des toilettes publiques.

«C’est inacceptable que nous vivions dans un monde qui se dit globalisé, une économie grlobale, qui permet à un plus grand nombre de personnes l’accès à des téléphones mobiles qu’à des toilettes publiques. Alors que nous pouvons vivre sans téléphone mobile, personne ne peut vivre sans eau et sans hygiène. Aujourd’hui, il y a à peu près cinq mille enfants de moins de dix ans qui sont en train de mourir non parce qu’ils sont privés de téléphones mobiles, mais parce qu’ils n’ont pas accès à l’eau potable. C’est inacceptable.»

Enfin, Riccardo Petrella voit les coopératives de par le monde offrir une vision alternative de vie en communauté, qui est basée sur la gestion de l’économie au service des personnes, plutôt que sur la recherche de profits plus importants. Au cours des cinq dernières décennies, expliquat- il, les puissances économiques dominantes ont «trahi» l’économie. Elles ne respectent plus les racines de l’«économie», dont il a rappelé l’origine du terme oikos nomos. «Règles de la maison», en grec, signifie consacrer nos ressources au soin des personnes, de notre société. Au lieu de oikos nomos, pourtant, les entreprises parlent maintenant seulement de «performance, de gouvernance, de compétitivité, de rendement, de profits, de parts de marché, de participation des actionnaires», dénonça-t-il.

En revanche, dit-il, les coopératives ont «ont dans leurs gènes oikos nomos» et leur nature démocratique signifie qu’elles peuvent – et doivent – être au service des personnes et non du gain en capital.

«La démocratie n’est pas simplement une modalité procédurale de faire participer les membres d’une organisation au processus décisionnel. La démocratie est une manière d’organiser le vivre ensemble, les règles de la maison, de sorte que chacun prend la responsabilité des actes décidés ensemble.»

Tous ces constats, M. Petrella les oppose catégoriquement à la situation actuelle de l’économie mondiale. L’idée de la gestion domestique de l’économie a disparu, dit-il. À sa place, le capital mène le bal, avec comme principale préoccupation les profits. C’est la recherche débridée du profit qui nous a guidé dans ce chemin – et les coopératives doivent l’éviter à tout prix, dit-il.

Pour ce faire, estima-t-il, les coopératives doivent remettre en question les puissances économiques dominantes qui nous disent que la mondialisation capitaliste est inévitable, qu’il n’y a pas d’alternatives. Il a ajouté que cela va nécessiter beaucoup d’efforts.

«“Operar” signifie “créer”, “l’œuvre”. Il n’y a pas de pouvoir des coopératives si les coopératives ne font pas l’oeuvre, ne créent pas, et ne créent pas à mi-temps, en s’inscrivant dans les modèles des autres, dans les modèles dominants. Ce n’est pas faire oeuvre, c’est faire oeuvre de soumission.»

Déjà, les lignes se dessinent. S’il croit en le mouvement coopératif, M. Petrella a plutôt consacré sa carrière à la nécessité de localiser et de transformer l’économie mondiale. Et il voit le danger que courent les coopératives qui visent la croissance pour participer à cette économie mondiale qui n’hésite pas à laisser tant de gens derrière.

«Nous ne devrions pas être fiers d’avoir des coopératives mondiales détachées des réalités locales, affirma-t-il. Une coopérative mondiale sera une multinationale. Et l’oligarchie de la coopérative mondiale ne sera pas tellement différente de l’oligarchie des multinationales actuelles. La puissance mondiale – même pour les coopératives – ne répond pas à une logique de partage.»

Les coopératives devraient puiser leur force et leur inspiration dans leur passé, dans la tradition des fondateurs du 19e siècle, suggéra-t-il.

«Quand les fondateurs Européens du mouvement coopératiste, à la fin du 18e et au début du 19e siècle, ont créé les premières formes mutualistes de coopératives, ils l’ont fait parce qu’ils ont décidé de lutter contre la pauvreté. Ils ne voulaient pas accepter une société avec la pauvreté. Et c’est ça la coopération, c’est ça la mutualité.»

Le défi de notre temps, dit-il, est de garder cette vision en vie.

«Au 21e siècle, le grand enjeu, c’est de lutter contre la prétention du capital privé de devenir propriétaire de toute forme de vie sur la planète. La monétisation des gènes, la privatisation de l’eau, de l’énergie, des hôpitaux, la libéralisation de tous les marchés, c’est ça l’enjeu. Le capital privé se prétend propriétaire de toute forme de vie.»

«Si les États sont incapables d’établir des règles des institutions mondiales, là peut-être il y a un rôle stimulant pour les coopératives, que tout ce mouvement pousse vers un pacte coopératif mondial sur la vie. Ce pacte signifierait que, comme il y a 200 ans, les coopératives ne sont pas d’accord et proposent d’organiser le devenir de notre société mondiale sur la base d’un pacte coopératif mondial, fondé sur la reconnaissance de l’imprescriptibilité, de l’indivisibilité, de l’universalité du droit à la vie et de l’éternité de la vie sur la planète.»

À quelques semaines de la fin de l’Année internationale des coopératives, le défi que Riccardo Petrella lance au mouvement coopératif pourrait bien propulser ce-dernier dans l’avenir. À condition qu’il accepte de le relever.

Avec Nicolas Falcimaigne
Tim McSorley est rédacteur en chef de la Coop Media de Montréal

Cet article a été publié dans l’édition spéciale sur le Sommet international des coopératives en 2012. Lire l’édition complète: