Dans une société où l’argent semble primer dans nos échanges, pourquoi ne pas s’offrir un peu de temps? C’est en fait la principale monnaie d’échange des Accorderies. Malgré ses 15 ans d’existence, un succès fulgurant en France et des demandes de partenariats en provenance de partout sur la planète, ce concept entièrement québécois demeure menacé sur son propre territoire.

Née en 2002 dans la capitale, l’idée d’une première Accorderie répondait à une inquiétude face à la situation alimentaire précaire des habitants du quartier Saint-Roch. À cela s’ajoutait l’impossibilité aux petits épargnants d’avoir le secours des banques, celles-ci craignant de ne pas se faire rembourser au moment venu.

C’est ensemble que la Fondation Saint-Roch – qui lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale – et la Caisse d’économie solidaire Desjardins, ont réfléchi à un projet pour remédier à la situation. L’idée était de créer une sorte de village basé sur des échanges de services dans le but de favoriser l’accessibilité à certaines ressources, tout en offrant un espace de rencontre unique en son genre.

En permettant à des gens de différentes classes sociales de s’entraider sur une base égalitaire, on encourage la mixité. Le concept a fait ses preuves et s’est propagé au point de séduire nos cousins Français.

Aujourd’hui, le Québec regroupe 13 Accorderies et une autre en route, tandis que l’Hexagone en compte une trentaine, dont quelques-unes en démarrage.

Concrètement, c’est quoi une Accorderie?

Une Accorderie est une entreprise d’économie sociale constituée en coopérative de solidarité ou en organisme à but non lucratif. Ce n’est ni du bénévolat ni du troc. La monnaie d’échange suit la formule «une heure équivaut à une heure». Ainsi, lorsqu’un accordeur fait trois heures de peinture, il reçoit un crédit de temps équivalent qu’il peut utiliser à sa guise au sein de l’organisme. Tous les services sont mis sur un pied d’égalité.

«Ce n’est pas un réseau d’échanges professionnels. Ça ressemble davantage à de l’entraide entre voisins», explique Véronica Rioux, conseillère en communication interactive du Réseau Accorderie du Québec.

Il n’y a pas de différence entre donner un cours de musique, repeindre un mur ou réparer un ordinateur. C’est très valorisant de voir que chaque personne, peu importe sa situation financière, a quelque chose à offrir.

L’espace membre propose désormais autour de 1 000 services. Grâce au Réseau Accorderie du Québec formé en 2007, les échanges peuvent avoir lieu partout. Le regroupement réunit désormais quelque 4093 membres répartis dans 10 régions de la province. Depuis les premiers échanges, près de 150 000 heures ont été échangées.

Un lieu de collectivité

Au-delà des échanges individuels entre Accordeurs, il existe des échanges collectifs. Ceux-ci varient d’une Accorderie à l’autre, puisque chacune se développe en fonction des besoins de son milieu. Certaines ont créé des groupes d’achats pour favoriser les circuits courts et offrir à leurs membres des produits plus abordables. D’autres proposent le crédit solidaire, permettant l’accès à des micro-prêts destinés à combler des besoins essentiels; une initiative importante pour les gens qui ont du mal à obtenir du crédit. La location solidaire est aussi en vogue : outils, équipements de plein air, objets de cuisine, ordinateurs, tout y passe.

Les Accorderies facilitent également les rencontres par le biais d’activités de groupes : soupers communs, conférences, ateliers, sorties, toutes les occasions sont bonnes pour créer des liens et briser l’exclusion sociale. Ces activités et services d’échange sont habituellement mis en place par des comités formés d’Accordeurs.

C’est par les échanges associatifs que les membres veillent au bon fonctionnement de leurs Accorderies respectives. Certains forment des comités de gestion de tâche, alors que d’autres s’occupent de l’accueil de nouveaux Accordeurs.

«L’ancrage local de l’Accorderie est très important. Il faut que le projet appartienne à la communauté», soutient Véronica Rioux.

Par ailleurs, l’initiative d’une nouvelle Accorderie est toujours issue des gens du milieu. Ces derniers sont ensuite accompagnés dans leur démarche par le Réseau afin de faciliter le démarrage de l’organisme.

Des Accorderies de l’autre côté de l’océan

En 2011, une première Accorderie a fait son apparition sur le territoire français, dans le 19e arrondissement de Paris. La Fondation Macif, qui encourage l’innovation sociale, a conclu un partenariat avec le Réseau Accorderie du Québec pour pérenniser la philosophie de l’autre côté de l’Atlantique. Ce fut un succès immédiat!

Vu l’engouement face à cette initiative, la Mairie de Paris a lancé des appels à projets pour inciter des associations locales à emboîter le pas. Le concept s’est propagé si rapidement qu’en six ans, 32 Accorderies ont ouvert leurs portes, dont plusieurs dans la Ville Lumière.

En 2014, le Réseau des Accorderies de France a été mis en place. On le retrouve maintenant lauréat de «la France s’engage», concours qui récompense deux fois par année des projets innovants, sociaux et solidaires en leur offrant accompagnement et soutien financier.

Péril en la demeure

Si la France a autant de facilité à développer son réseau d’Accorderies, c’est qu’elle a l’aide financière des municipalités. Au Québec, chaque Accorderie a son bailleur de fonds initial mais doit rapidement se mettre en quête de financement pour assurer la suite de son projet.

Depuis 10 ans, la Fondation Lucie et André Chagnon, destinée à prévenir la pauvreté, soutenait l’initiative mais l’argent commence à manquer. Le 6 décembre 2016, Harold Lebel, député de Rimouski et Porte-parole de l’opposition officielle en matière de lutte contre la pauvreté, a interpellé l’Assemblée nationale du Québec au sujet des Accorderies en soulignant que « ce système d’échanges améliore la qualité de vie de ses membres. » L’élu a clôturé son allocution en invitant le gouvernement à revoir le mode de financement de tout le réseau.

«Le concept est conçu de manière à se financer tout seul mais au final, il y aura toujours les coûts du local, de l’électricité, etc.», constate avec dépit Bettina Cerisier, coordonnatrice de l’Accorderie de Québec.

En 2015 à Trois-Rivières, un organisme pair a frôlé la fermeture faute de subvention. Depuis, c’est la survie.

Plusieurs postes de coordonnateurs, souvent seuls salariés, ont été coupés à travers le Québec faute de budget. Sans leur apport, la prise en charge des membres se complique. Dans le meilleur des cas, il y aurait un poste à l’animation et à la coordination pour chaque Accorderie, histoire d’animer les comités et intervenir auprès de personnes vulnérables.

Quand certains sont en mesure de démarrer leur projet, ils sont soumis à une recherche constante d’argent pour le maintenir en place. Une solution semble toutefois pointer à l’horizon. Huguette Lépine, directrice générale du Réseau Accorderie du Québec, explique que « des démarches ont été entreprises auprès des décideurs fédéraux et provinciaux afin d’obtenir un financement récurrent».

Le gouvernement provincial songerait à modifier le Fonds québécois d’initiatives sociales (FQIS) de façon à y inclure les Accorderies. Il pourrait s’agir d’un tournant important pour ce réseau qui dépense beaucoup d’énergie pour subsister.

Un apport reconnu et envié

Bien qu’au Québec, l’appui financier des municipalités et du gouvernement reste encore difficile à obtenir, ailleurs on reconnaît d’emblée les bienfaits des Accorderies au sein de leur milieu; des demandes fusent à travers le monde pour établir des partenariats.

Le Réseau Accorderie a reçu plus de 200 demandes venant des provinces canadiennes, des pays d’Europe, d’Afrique et même d’Asie. Un projet innovateur et rassembleur qui pourrait bientôt avoir une portée internationale.