Le libre jeu du marché et notre sentiment d’impuissance sont au cœur du problème, selon Jean Ziegler. Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation de 2000 à 2008, Ziegler a côtoyé la faim. Destruction de masse. C’est une des expressions qu’il emploie pour parler du phénomène de la faim. D’entrée de jeu, il nous rappelle l’ampleur du phénomène : le nombre de personnes souffrant en permanence de la faim s’élevait à près de un milliard en 2009, selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Ce qui fait de la faim la principale cause de mort sur notre planète, affirme le conférencier et auteur, pour qui cette réalité tient non seulement du scandale, mais du crime organisé. Jean Ziegler était au Québec cette semaine pour une série de conférences portant le titre de son plus récent ouvrage: Destruction massive, Géopolitique de la faim. Après qu’il se soit adressé à une salle comble à l’Université Laval, le journal Ensemble l’a rencontré.

On pourrait nourrir tout le monde

L’affirmation est claire et Jean Ziegler est, sur ce point, intraitable: la faim ne tient pas, à l’époque actuelle, à un «manque objectif» de nourriture. L’agriculture d’aujourd’hui serait même en mesure de nourrir 12 milliards de personnes. Blâmer la sécheresse ou les aléas du climat est un raccourci qui masque les causes et les responsables du problème de la faim.

Les causes, multiples, ont en commun qu’elles sont «faites par l’homme», dit Ziegler. C’est à l’exposition de ces « mécanismes meurtriers » que le conférencier a consacré l’essentiel de son exposé. En démasquant au passage quelques-uns de ceux qu’il appelle les ennemis du droit à l’alimentation.

Des mécanismes meurtriers qui frappent la population rurale

Paradoxe: c’est la population rurale qui est la plus frappée par la faim, alors même que s’y trouve une partie de la production des aliments. À qui s’en étonnera, Ziegler rappelle certains effets de la libéralisation actuelle du commerce mondial des aliments. Au marché de Dakar, au Sénégal, les denrées importées se vendent un tiers, voire la moitié du prix des mêmes produits, cultivés par les agriculteurs locaux. Le procédé en cause est connu sous le nom de «dumping»: c’est l’exportation sur les marchés du Sud d’aliments produits «au Nord» à coups de subventions.

Les petits producteurs locaux ne peuvent compétitionner. Cette pratique des États riches est, selon Jean Ziegler, un des mécanismes responsables de la faim dans le monde. L’accaparement des terres arables dans les pays dits en développement au profit d’intérêts privés étrangers de même que la production des agrocarburants sont aussi au banc des accusés. Dans les deux cas, les gouvernements des pays riches sont pointés du doigt, car ces activités, qui menacent le droit à l’alimentation des populations rurales, bénéficient souvent d’un financement public.

Le FMI sème la faim sur son passage

Autre mécanisme dénoncé par Ziegler: le fardeau de la dette extérieure et les plans d’ajustement structurels exigés aux pays endettés par le Fonds monétaire international (FMI). Ces plans comportent des réductions dans les dépenses publiques liées à la santé, de même que la suppression des subventions aux aliments de base.

L’agriculture vivrière, celle qui nourrit la population locale, est aussi affectée: les pays endettés doivent en effet la délaisser pour se tourner vers des productions qui pouront être exportées et rapporter des devises, afin de payer la dette. Ce qui fait dire à Jean Ziegler que chaque fois qu’un plan d’ajustement structurel est imposé, la faim augmente.

L’augmentation du prix des aliments: la spéculation boursière en cause

Au cours des dernières années, le prix de plusieurs aliments de base a connu des augmentations drastiques : celui du blé a doublé, alors que le prix du riz a augmenté de 114%. Avec des conséquences dramatiques pour ceux et celles qui vivent dans la pauvreté et dont la majeure partie du revenu est consacré à l’alimentation.

Or, cette flambée des prix est en partie attribuable à la spéculation boursière sur les denrées alimentaires: suite à l’implosion des marchés financiers, les spéculateurs ont migré vers le marché des matières premières, notamment agroalimentaires.

Exercer nos droits pour désarmer les ennemis du droit à l’alimentation

C’est en lançant à la salle un appel à l’action que Jean Ziegler a conclu son exposé. Reprenant un à un les mécanismes meurtriers responsables de la faim, il a insisté sur le fait que chacun d’entre eux pouvait être renversé. Abolition des subventions à l’exportation, loi de la bourse interdisant la spéculation sur les denrées alimentaires et annulation de la dette font partie des mesures qui doivent être exigées et qui appellent, affirme-t-il, une mobilisation générale, populaire.

La faim n’est pas une fatalité. Selon le Petit Larousse, la fatalité s’oppose à la liberté. C’est justement une invitation à renouer avec notre liberté que nous fait Jean Ziegler, pour changer la réalité et, ce faisant, réparer notre humanité détruite par l’inhumanité infligée à d’autres.