Le vent des révoltes qui souffle sur le monde arabe ne semble épargner aucun pays, malgré toutes les apparences. Depuis la fin de l’année 2011, ce vent a balayé des régimes et des présidents (Tunisie et Égypte), même un État (comme en Libye), et menacé d’autres (Bahreïn, Yémen et Syrie).

Ces révoltes, qui ont commencé d’une façon plus ou moins pacifiques partout dans la région, sont devenues très violentes. Surtout en Libye et en Syrie (au moins 50000 civils morts pour la première et 9000 morts pour la deuxième). Le nombre de morts n’est pas dû seulement à la brutalité de la répression dans les deux pays, mais surtout à ce que ce qui a commencé comme une révolte s’est transformé très vite en conflit armé.

Il faut se rappeler que cette région a une très grande importance géostratégique et dans l’économie mondiale à cause de ses ressources pétrolières et que les enjeux sont très grands pour tous les acteurs internationaux. Cela explique largement les raisons de l’implication des pays occidentaux dans la guerre qui a fini par renverser le régime de Mouammar Qaddhafi et leur appui à l’opposition syrienne depuis un an. On l’a vu récemment par les fonds débloqués à cette fin, durant la deuxième Conférence des amis de la Syrie, tenue à Istanbul, Turquie, à la fin de mars 2012. Cela explique aussi l’appui de la Russie, la Chine et l’Iran au régime syrien. À cause de sa position stratégique et de son alliance avec l’Iran, la Syrie tient une position clef dans la région, et tout changement dans ce pays affecte l’ensemble du Moyen-Orient.

De la révolte populaire à l’insurrection armée

La révolte qui a éclaté vers la mi-mars 2011 à Deraa (ville rurale proche de la frontière avec la Jordanie) s’est vite répandu dans plusieurs villes et villages. Cette révolte a touché principalement des villes rurales ou des localités touchées de plein fouet par la crise économique, la sécheresse qui sévissait depuis 2003 et les réformes néo-libérales. Ces réformes ont appauvri la population en abolissant des subventions à l’agriculture et à l’industrie locale, au profit d’une ouverture presque complète du marché syrien aux produits turcs. Les manifestants ont aussi exprimé ouvertement leur colère contre la corruption endémique au sein d’un régime connu pour son autoritarisme et sa répression. Les demandes des manifestants se concentraient au début sur la liberté et la dignité, comme ce fut le cas dans plusieurs autres pays arabes.

Mais suite à la répression brutale de la part du régime, les Frères Musulmans, mouvement d’opposition historique au régime du Parti Baath dirigé par le président Bachar Al-Assad, et les Salafistes (courant qui prône une interprétation littérale des textes sacrés de l’Islam, appuyé par l’Arabie Saoudite et d’autres pays du Golfe), ont pris le dessus, et des rebelles armés ont commencé à s’attaquer aux forces de l’ordre tuant nombre parmi celles-ci. Si une bonne partie de l’opposition syrienne (surtout le Conseil National Syrien présidé par Bourhane Ghalioune) a longtemps nié l’existence de cette action armée, il y a maintenant nombre de preuves que celle-ci a existé dès le début de la révolte. En témoignent l’article de l’ancien correspondant d’Al-Jazeera au Liban Ali Hachem publié dans The Guardian le 3 avril 2012, et l’article de Michel Chossudovsky publié dans Global Research le 3 mai 2011.

Ce passage rapide de la révolte populaire à la rébellion armée a été dicté non seulement par la hâte de ces deux courants de prendre le pouvoir, mais aussi par des puissances régionales qui avaient beaucoup de comptes à régler avec le régime de Damas.

En premier lieu on trouve l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie, qui n’ont pas lésiné avec les moyens et dont les dirigeants se sont engagés personnellement dans la campagne médiatique visant à renverser le régime. Les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont vite embarqué dans ce projet en affirmant que le président Assad avait perdu toute légitimité et qu’il devrait quitter le pouvoir. Le but n’était même pas camouflé: renverser le régime syrien permettrait de priver l’Iran et le Hezbollah de leur allié principal dans le Monde Arabe et permettrait de les isoler.

L’ancien dirigeant du Mossad israélien, Efraim Halévy, est même allé jusqu’à affirmer dans les pages du Los Angeles Times (18 février 2012) que renverser le régime syrien porterait un coup fatal «au programme nucléaire et aux ambitions régionales de l’Iran».

On connaît la suite des événements, surtout depuis le rapport des observateurs arabes envoyés par la Ligue des États Arabes à la fin de 2011, qui a accusé les rebelles armés d’attaquer les civils. Ce rapport a été corroboré en mars 2012 par un autre émanant de Human Rights Watch, et accusant les rebelles de commettre des crimes contre les civils qui appuient le régime.

L’offensive réformatrice du régime

Ces deux facteurs, l’insurrection armée et l’ingérence étrangère, surtout celle des pays du Golfe vivant sous des régimes moyenâgeux (sans constitution ou représentation populaire), sous le prétexte de démocratiser la Syrie, ont poussé beaucoup de Syriens à se tenir à l’écart ou à appuyer ouvertement le régime.

En même temps, le président Assad a entrepris plusieurs changements qu’il avait annoncés au début de la révolte. Outre d’abolir l’état d’urgence, les lois sur les partis politiques, les élections et les médias ont été remplacées par d’autres qui reconnaissent le multipartisme et la liberté de l’action politique. Une nouvelle constitution fut adoptée par référendum en janvier dernier, abolissant l’article 8 qui donnait au Baath le rôle de dirigeant de l’État et précisant les modalités des élections présidentielles (avant, c’était un référendum qui plébiscitait le candidat du parti), et limitant le nombre de mandats présidentiels à deux septennats.

Le régime a appelé, dès la fin de juin 2011, l’opposition à un dialogue national pour résoudre la crise par des voies pacifiques. Mais celle-ci a rejeté l’offre en sous-estimant la capacité du régime à se maintenir et la solidité de ses appuis au sein de la population et celui qu’il recevait de ses alliés. L’opposition insistait (et insiste toujours malgré tout les revers qu’elle a subie), que la seule négociation possible avec le régime, concernerait les modalités de son départ. Sous l’influence des États-Unis, du Qatar et de l’Arabie Saoudite, la Ligue Arabe a adopté en janvier 2012 un plan dans ce sens, après une série de sanctions non-prévues par sa charte, allant jusqu’à la suspension de la Syrie au sein de l’organisation.

La combinaison de ces facteurs a renforcé un régime qui a toujours gardé un appui solide dans plusieurs couches sociales, et surtout auprès de la classe moyenne et les minorités religieuses qui ont été visées durement par les rebelles armés (on commence à découvrir l’ampleur des massacres contre des civils, perpétrés parce qu’ils appartiennent à des minorités considérés comme hérétiques). Les défections au sein de l’armée et du régime sont restées très limité, de l’aveu même du ministre Français des Affaires étrangères Alain Juppé, qui reconnaît en entrevue dans Le Monde du 16 mars 2011 que les minorités ont peur des rebelles.

L’offensive militaire du régime

Au fil des mois, les États-Unis et leurs alliés occidentaux réalisent que l’opposition n’est pas en mesure de renverser le régime, et qu’il faudrait une intervention militaire de l’OTAN pour arriver à cette fin. Une première tentative en octobre 2011 et une deuxième en février 2012, se heurtent à un double véto russe et chinois.

La Russie et l’Iran n’hésitent pas à prévenir les États-Unis et leurs alliés des conséquences graves que pourrait avoir pour la région toute tentative d’intervention militaire unilatérale, tout en insistant qu’il revenait aux Syriens seuls de régler leur crise à travers le dialogue.

En même temps, le gouvernement syrien profite du retrait des observateurs arabes décidé par la Ligue Arabe pour envoyer l’armée mater les rebelles. Ceux-là avaient profité du retrait des troupes régulières pour élargir les régions qu’ils contrôlaient.

En quelques semaines, la plupart de ces régions tombent aux mains de l’armée syrienne, et surtout les villes de Homs et Idlib. Le choc est assez violent et des fissures apparaissent au sein de l’opposition avec la dissidence de plusieurs membres du Conseil National Syrien, malgré tout l’appui qu’il reçoit des pays hostiles à la Syrie.

Vers un dénouement?

C’est dans ce contexte que le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, a désigné son prédécesseur, Kofi Annan, comme envoyé spécial pour essayer de trouver une solution pacifique à la crise syrienne. La Syrie a accueilli favorablement cette décision, d’autant plus que la question de forcer un changement de régime à Damas n’était plus à l’ordre du jour. Le gouvernement syrien a accepté de retirer ses troupes des villes à partir du 10 avril, tout en exigeant que les rebelles jettent les armes et que les puissances étrangères cessent de leur fournir armes et argent.

Un premier pas vers un désengagement de la confrontation en Syrie vient d’être franchi, mais la suite ne sera pas facile. Arriver à une résolution pacifique de la crise syrienne nécessite d’autres facteurs au niveau de l’opposition et des puissances qui l’appuient, et ceux-là font toujours défaut.

On se retrouve de nouveau devant deux camps qui s’affrontent au Moyen-Orient et au Conseil de sécurité de l’ONU. Dans ce contexte, il serait bien difficile de voir comment Washington et ses alliés pourront arriver à leurs fins, sans provoquer une confrontation régionale et internationale avec la Syrie et ses alliés avec des conséquences dangereuses et imprévisibles, d’autant plus que le régime de Bachar Al-Assad, contrairement aux autres régimes arabes qui ont fait face à des révoltes, jouit d’une grande assise populaire et d’une cohésion interne indéniable.

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Fadi Hammoud a été journaliste pendant 25 ans au Proche Orient. Il est retourné dans cette région en 2011 pour couvrir les événements rapportés dans l’article.

Cet article est une refonte d’un premier reportage du même auteur, publié par le Comité de Solidarité /Trois-Rivières