Encerclé par les forces du marché d’un côté et celles du pouvoir de l’autre, le journalisme vit en état de siège permanent.

J’avançais en conclusion de ma chronique précédente que le combat pour une presse libre est loin d’être terminé. Pour rester dans les analogies militaires, on devrait parler d’une guerre d’usure dans laquelle les journalistes ne peuvent se contenter de défendre leur forteresse.

Sur la ligne de front

Loin de se cantonner à un siège défensif, les médias et les journalistes indépendants sont souvent les premiers à partir à l’offensive. Peut-être est-ce d’abord parce que les médias indépendants sont souvent ouvertement engagés dans une lutte au service d’un certain idéal de vérité et de justice sociale et qu’ils existent en bonne partie pour faire contrepoids à un quatrième pouvoir jugé trop proche des trois premiers. Peut-être est-ce aussi parce que les « petits » médias n’ont pas la portée et la notoriété qui permettent aux « grands » médias d’imposer leur cadrage de l’actualité et de formater le débat public. Peut-être est-ce enfin parce que la plupart de ces médias, qu’ils soient émergents ou bien établis, ont rarement connu la relative stabilité qu’assuraient, jusqu’à tout récemment, le financement publicitaire et les revenus d’abonnements aux médias traditionnels.

Une coalition de médias indépendants lancée cette semaine revendique d’ailleurs un accès élargi à l’aide gouvernementale demandée en septembre par la Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec, pour faciliter la transition d’environ 150 quotidiens ou hebdomadaires québécois vers le numérique. Les demandes de cette coalition formée de médias ouvertement progressistes comme Ensemble, Nouveau Projet, la Revue Relations ou Ricochet, ainsi que de médias qui se veulent politiquement neutres, comme l’Agence Science-Presse, Pamplemousse.ca, le Journal des Voisins ou Planète F, font écho à celles formulées depuis près de quinze ans par une nébuleuse de médias indépendants, communautaires et alternatifs qui s’activent dans les marges et les interstices du paysage médiatique québécois.

Innovation et initiative

Plus portée sur la concertation et la coopération que sur la concentration et la concurrence, cette nébuleuse de petits médias représente une source inépuisable d’innovation. Elle contribue au renouvellement des pratiques et des perspectives sur le journalisme et mérite d’être reconnue et soutenue à sa juste valeur.

Si l’État doit aider les entreprises de presse traditionnelles à s’adapter au nouvel environnement numérique, il ne peut pas se contenter de soutenir une industrie dont les stratégies technologiques et commerciales s’avèrent, ici comme ailleurs, de moins en moins efficaces pour nourrir un débat démocratique éclairé.

Signe que les choses bougent, le magazine Planète F est devenu récemment le premier média uniquement numérique à obtenir du financement dans le cadre d’un programme de Patrimoine Canada conçu pour les magazines imprimés. Primé quatre fois plutôt qu’une aux Canadian Online Publishing Awards le mois dernier, Planète F démontre que les petits médias peuvent faire aussi bien, sinon mieux, que les grands!

En matière d’innovation technologique et éditoriale, le portail infos.media est également digne de mention. Lancé au printemps dernier, cet « intégrateur de médias indépendants » place côte à côte sur une même plateforme des contenus d’information et d’opinion, provenant d’une trentaine de sources francophones et anglophones, et ce, qu’ils aient été produits par des journalistes professionnels, par des bénévoles ou par des activistes des médias.

En liberté surveillée

Quand ils ne sont pas ignorés par les entreprises de presse traditionnelles, voire dénigrés par la communauté journalistique, les petits médias qui osent critiquer trop ouvertement l’hégémonie des grands sont parfois confrontés à l’intimidation judiciaire. Il y a deux ans, Québecor avait par exemple mis en demeure la Télévision communautaire indépendante de Montréal, qui contestait la mainmise de Vidéotron sur la licence communautaire de MaTV à Montréal.

Même si leurs enquêtes ne font pas toujours trembler les colonnes du temple, les médias indépendants sont par ailleurs dans la mire des forces de l’ordre depuis des années. Pour aussi troublant qu’il soit, le scandale de la surveillance des journalistes par la police ne surprendra donc que les journalistes et les médias qui n’avaient pas encore fait les frais de la répression ciblée, devenue monnaie courante au Québec depuis le printemps 2012.

Ainsi la police, une institution paramilitaire qui se trouve à la jonction du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, a épié des journalistes afin de débusquer les sources de « coulage » d’information concernant des enquêtes sensibles en matière de corruption. Avec raison, la communauté journalistique condamne d’une seule voix cette inadmissible chasse aux sources, digne d’un régime autoritaire.

Comme trop souvent, elle réagit par contre de manière essentiellement corporatiste en omettant de situer clairement la surveillance des journalistes (professionnels) sur le continuum de la surveillance et de la répression de masse qui va de la collecte illégale de renseignements personnels au profilage politique. De plus, en passant sous silence les violations de droits répétées à l’encontre de journalistes engagés et d’activistes des médias, le milieu journalistique cautionne un régime de liberté de presse à deux vitesses.

Qu’advient-il de notre fière et noble solidarité journalistique lorsqu’un journaliste de 99 % Média se voit bloquer l’accès à la tribune de la presse parlementaire? Sous prétexte que le média en question est non-traditionnel et, qui plus est, militant, le milieu ne se sent pas concerné.

Le traitement privilégié auquel les journalistes des « grands médias » ont droit peut être refusé arbitrairement aux journalistes des médias indépendants ou alternatifs, qui n’ont souvent ni les moyens juridiques de se défendre, ni le capital de sympathie dont jouissent les grandes vedettes du milieu, pour susciter l’indignation de l’opinion publique et de la classe politique.

Il est bon de rappeler que la liberté de presse dont jouissent les journalistes n’existe que comme extension de la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. Elle est par ailleurs indissociable des libertés fondamentales protégées par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, qui incluent le droit de réunion pacifique et la liberté d’association, deux principes bafoués régulièrement par les forces policières, souvent avec l’aval des autorités publiques et sous le regard plus ou moins complaisant des grands médias.

« La démocratie connaît des heures bien sombres », commentait dans ces pages la nouvelle présidente de la Coopérative de journalisme indépendant, Nathalie Deraspe, qui rendait hommage aux journalistes assassinés impunément à travers le monde. Or, force est de constater que, chez nous aussi, le journalisme est menacé de toutes parts. S’ils ne veulent pas être les chiens de poche des pouvoirs économiques et politiques, les chiens de garde de la démocratie auraient tout intérêt à sortir de leur niche, à couper leur laisse et à montrer les crocs, quitte à mordre la main qui les affame.