Au premier feu de circulation venu, une vieille épave au regard hagard m’interpelle: «Bonjour Monsieur, j’ai un carton de cigarette à vendre pas cher…» J’étais presque déçu de m’entendre lui répondre: «Désolé, je ne fume pas.» J’étais parti tard ce matin-là. Pas pressé. Presque heureux. C’est peut-être ce qui a attiré le regard du vieux. Le bonheur, c’est contagieux. Il s’est adressé à moi comme on like un post sur Facebook, comme on jette une bouteille à la mer et j’ai apprécié qu’il reconnaisse que j’existais. Une reconnaissance inattendue sur le parcours de mon anonymat… J’étais à vélo.

Sur ma selle, je suis accessible à mes semblables. Je suis dehors avec les «sans carapaces», touché par les caprices du temps, dans le vent et bercé par la musicalité du no man’s land urbain.

Le vélo est un objet d’une valeur sous-estimée. D’abord pour ce qu’il fait: Il est accessible à tous; il est simple à entretenir; il ne prend pas beaucoup de place dans l’espace urbain; il garde ses adeptes en santé par l’exercice cardio-vasculaire qu’il nécessite, par le stress urbain qu’il évacue et par les troubles de comportement pour lesquels il compense.

Mais aussi pour ce qu’il ne fait pas: participer à nourrir la plus grande pathologie de notre époque, la culture de l’automobile. La présence de la voiture dans les sociétés humaines est si généralisée que de la questionner revient à remettre en question l’ensemble de notre mode de vie occidental. Du béton à l’électronique, en passant par la carrosserie ou la pétrochimie des pneus, notre économie en est aujourd’hui dépendante. On sait qu’elle menace l’écologie, mais sait-on aussi que nos villes sont désormais dessinées en fonction de l’exode des véhicules du centre-ville vers les banlieues à l’heure de pointe? Les super autoroutes sont les piliers de l’urbanisme moderne. Rajoutons à cela la guerre à l’énergie pour le pétrole, le rythme de vie étourdissant, la culture de l’individualisme et de la performance et nous avons une société contrôlée par cette machine. L’une des inventions les plus formidables de l’humanité est devenue le facteur nº1 de la menace à notre survie sur terre. Et la place qu’elle occupe dans nos vies ne se limite pas à l’espace réel. Nos médias carburent -quand ils ne sont pas carrément financés par l’industrie automobile- à cette culture de l’excès, de la performance et du gaspillage des ressources énergétiques.

Les gains sociaux et économiques d’une utilisation accrue et valorisée du vélo urbain sont connus. Or, à l’exception notable des administrateurs du Plateau Mont-Royal et de Rosemont, les décideurs publics sont bien frileux. Il est toujours aussi difficile de trouver un poteau de stationnement pour accrocher son vélo dans bon nombre de quartiers montréalais. Les pistes cyclables sont dangereuses et fermées presque six mois par année. Essentiellement, les vélos n’ont droit qu’à un espace «résiduel» dans nos villes: ce qu’il reste entre l’espace réservé aux piétons et celui des automobiles. Au lieu de chercher des solutions à long terme et à se positionner pour des mesures responsables dans un contexte écologique de plus en plus précaire, nos fameux «glucides» sortent un -autre- manifeste pour l’exploitation du pétrole au Québec… À l’heure des sables bitumineux au Canada, force est de constater que l’on se heurte à un paradigme dominant et dominateur.

Des voix discordantes se lèvent régulièrement pour dénoncer l’incohérence. La levée de boucliers contre les abus des agents du service de police de la ville de Montréal, à l’été 2013 -qui avaient déclarés la guerre aux infractions mineures en harcelant les cyclistes pour des broutilles- en est un bon exemple. À l’automne dernier, un rapport du Bureau du coroner du Québec, mandaté pour faire la lumière sur une série de décès de cyclistes dans les rues de Montréal, stipulait que le Code de la sécurité routière était désuet à bien des égards et qu’il était temps de le modifier pour faciliter et sécuriser le cyclisme en zone urbaine.

Dans ce contexte, l’éducation et les médias ont un rôle primordial à jouer pour déboulonner les mythes autour de l’automobile. N’est-il pas temps de mettre un frein aux publicités automobiles omniprésentes en prenant exemple sur les publicités de tabac que l’on a réussi à bannir de notre environnement public? L’automobile est aujourd’hui la nuisance du corps social autant que la cigarette a été jadis celle du corps physique. Il se trouvera bien quelque vieux politicien en mal d’attention pour nous rappeler que la publicité automobile finance les 2/3 de nos institutions publiques. Tout comme le tabac le faisait avant… Et La Presse ne pourrait plus étaler à sa une des publicités géantes dédiées au dernier Hummer américain, mais peut-être qu’alors l’information s’en trouverait également gagnante…