Grève rotative devenue un lock-out finalement réglé par une loi spéciale du gouvernement conservateur qui force le retour au travail, le conflit qui a touché Postes Canada au mois de juin dernier a soulevé des enjeux beaucoup plus larges que la seule distribution du courrier. Alors que ce dernier retrouve le chemin des boîtes postales, les implications du conflit quant aux droits des travailleurs sont restées lettre morte.

Le conflit de juin dernier chez Postes Canada s’est joué autour de la modernisation des équipements et des façons de travailler, une adaptation de l’organisation aux nouvelles réalités du marché. Anick Losier, porte-parole de Postes Canada, fait valoir que l’ère numérique entraîne un déclin de la poste-lettres, qui représente environ la moitié des revenus de l’organisation, observable depuis quelques années déjà. La modernisation des méthodes de travail, notamment la mécanisation du tri du courrier, entraîne inévitablement de nouvelles façons de faire, et environ 3 000 pertes d’emploi.

Cette évolution n’est pas remise en cause par le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), qui cherche cependant à en amoindrir les impacts et à protéger les conditions de travail actuelles de ses membres. À cet égard, Jacques Valiquette, président du bureau régional du Montréal métropolitain, note que l’offre patronale comporte des clauses orphelines concernant les nouveaux employés, dont le salaire de départ est dévalué et qui se verront à terme retrancher une semaine de vacances.

Le syndicat considère qu’il s’agit de diminutions injustifiées au vu des profits générés par la société de la Couronne au cours des 16 dernières années (dont plus de 280 millions de dollars en 2009). Selon Anick Losier, ces coupures sont nécessaires afin de donner la latitude requise à l’organisation pour effectuer ces changements.

Ajoutons à cela une nouvelle technique de distribution du courrier (les facteurs doivent maintenant porter deux liasses au lieu d’une), une pratique décriée comme dangereuse par le syndicat, et voilà posés les termes d’un blocage que le gouvernement conservateur prit rapidement à sa charge.

L’affrontement politique

Il est difficile de ne pas voir de lien entre le conflit à Postes Canada et celui d’Air Canada. Le gouvernement de Stephen Harper a été prompt, dans les deux cas, à forcer le retour au travail des employés par la menace d’une loi spéciale. Au bureau de la ministre du Travail Lisa Raitt, on évoque l’impact négatif du conflit sur l’économie canadienne pour justifier cette approche.

Pour Alexandre Boulerice, député de Rosemont du Nouveau Parti Démocratique (NPD), cet argument cache plutôt une attaque importante au droit d’association des travailleurs. « Le gouvernement conservateur a voulu envoyer un message selon lequel il va mener le jeu. » Engagé dans un marathon parlementaire pour retarder l’adoption de la loi spéciale, le NPD s’est donc positionné « comme défenseur des droits des travailleurs » en tentant de porter le dossier et ses enjeux sur la place publique. Ce faisant, les néodémocrates ont révélé le peu d’influence dont dispose l’opposition officielle sur l’agenda politique d’un gouvernement majoritaire dans notre système parlementaire, si ce n’est la mobilisation de l’opinion publique autour d’un enjeu particulier.

« Plusieurs des grèves des postes se sont soldées par des lois spéciales depuis les années 1980. C’est presque devenu un mode de gestion des conflits. »
Jacques Desmarais, UQAM

Observateur de longue date des batailles syndicales à Postes Canada, Jacques Desmarais, professeur associé à la Faculté des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal, estime pour sa part que les dés étaient pipés d’avance. « Le syndicat des postiers a généralement opté pour la grève générale, mais pas cette fois-ci. Ils ont sans doute été surpris de la brutalité de la partie patronale, qui les a mis en lock-out. » Jacques Desmarais souligne par ailleurs avec ironie qu’à peine 24 heures après l’annonce du lock-out, le gouvernement ait annoncé le projet de loi spéciale Les termes de cette loi sont un calque de l’offre patronale, et elle impose un arbitrage au mandat très restrictif.

Le professeur ne s’étonne pas de cette mesure, qui est très répandue pour forcer le retour au travail de plusieurs secteurs considérés comme névralgiques : « Plusieurs des grèves des postes se sont soldées par des lois spéciales depuis les années 1980. C’est presque devenu un mode de gestion des conflits. Le syndicat pense porter la cause en justice, et c’est vrai que les normes internationales du travail n’acceptent pas ce genre de pratique. Le processus judiciaire risque cependant d’être très long et même un jugement favorable n’aura alors pas d’impact direct sur les syndiqués. »

Une tendance depuis les années 1980

Si, chez Postes Canada, les emplois offrent de bons salaires et d’importants avantages sociaux, c’est précisément ce modèle d’emploi qui est défendu par le syndicat. Or, celui-ci est remis en question depuis le début des années 1980 où, à la faveur d’une crise financière, s’est progressivement imposé le modèle néo-libéral de gouvernance des États et des entreprises.

Comme le note l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) dans le rapport Qui s’enrichit s’appauvrit 1976-2006, l’écart de revenus entre riches et pauvres s’est considérablement élargi depuis 30 ans : « La majorité des gains de revenus ont été aux 10 % les plus riches, alors que les 70 % les plus pauvres ont vu se réduire leur part de l’assiette économique. » Durant la même période et à la faveur de l’émergence d’une économie mondialisée, on a vu apparaître les délocalisations massives d’emplois ainsi que leur précarisation. Bien souvent, le sentiment généré par ces bouleversements en est un d’impuissance qui entraîne cynisme et désengagement (notamment au plan politique).

Selon plusieurs experts, ce phénomène est non seulement délétère pour le tissu social (accroissement de l’écart entre riches et pauvres), mais se produit également souvent au détriment des principes et des institutions démocratiques. Pour Jean-François Fortin, député du Bloc Québécois de Haute-Gaspésie-La Mitis-Matane-Matapédia, la société civile a un rôle primordial à jouer vis-à-vis des pouvoirs publics, c’est d’elle que doit venir la pression pour que changent les façons de faire. « Le désintérêt actuel sert les politiciens eux-mêmes, qui en profitent. Il faut permettre aux gens de se réapproprier les leviers de pouvoir, ce qui n’est pas chose facile puisqu’il y a très peu de mécanismes de démocratie participative, comme par exemple les mandats d’initiative populaire. »