Le gouvernement qui prendra le pouvoir la semaine prochaine pourrait être celui qui signera le plus important accord commercial international de l’histoire du Québec. En effet, les pourparlers entourant l’Accord économique et commercial global Canada-Europe sont entrés dans leur dernière phase et le document final pourrait être adopté d’ici la fin de l’année. L’accord étant négocié dans l’ombre, plusieurs députés de l’opposition ont fait des démarches, dans les dernières années, pour en savoir plus long sur ce qui était en jeu dans le cadre de ces négociations. Ensemble a interrogé François Legault de la Coalition avenir Québec, Amir Khadir de Québec solidaire, Pauline Marois du Parti québécois, Jean-Martin Aussant d’Option nationale ainsi que le premier ministre sortant Jean Charest pour connaître en détail leurs positions à propos du commerce international.

Au milieu du mois d’août, le premier ministre Stephen Harper et la chancelière allemande Angela Merkel, alors en visite au Canada, ont confirmé leur volonté de conclure les négociations dans le cadre de l’Accord économique et commercial global (AECG) Canada-Europe. Pendant ce temps au Québec, en pleine campagne électorale, les chefs des différents partis n’ont eu que peu d’occasions pour s’exprimer sur le sujet.

Pourtant, l’importance que pourrait avoir l’AECG est loin d’être négligeable. Si le document ne sera rendu public qu’à la fin des négociations, des fuites ont permis de connaître certaines choses que le Québec, par l’intermédiaire de son négociateur Pierre-Marc Johnson, comptait mettre sur la table. Les appels d’offres publics pourraient par exemple être en cause, de même que certains services publics, incluant le réseau de la santé et des services sociaux, qui risquent d’être soumis à la logique des marchés et de la mondialisation.

Les termes de l’accord pourraient rendre la tâche très difficile pour les gouvernements qui souhaitent développer des politiques d’achat local, de développement régional ou de protection de l’environnement. Selon Alexandre Larouche-Maltais, un chercheur de l’Institut de recherche en économie contemporaine qui a publié plusieurs rapports sur le sujet, les appels d’offres gouvernementaux qui exigent des retombées locales pourraient être remis en cause par le chapitre sur les marchés publics de l’AECG. Ainsi, Hydro-Québec pourrait ne plus avoir la possibilité de faire comme en 2003 et d’exiger 60% de retombées locales de la part des fournisseurs d’éoliennes.

Plusieurs citoyens, députés et acteurs de la société civile ont montré des craintes par rapport au contenu final de l’accord. Les députés Louise Beaudoin, Lisette Lapointe, Pierre Curzi, Amir Khadir et Jean-Martin Aussant ont plusieurs fois soulevé des inquiétudes à ce sujet. Le Syndicat canadien de la fonction publique s’est également montré inquiet des effets que l’AECG  pourrait avoir sur les appels d’offres et les services publics dans les municipalités québécoises. La Ville de Montréal a même adopté une résolution stipulant qu’elle «exprime son désaccord à l’égard de toute obligation qui serait susceptible de lui être imposée en matière de libéralisation des services publics et de toute mesure qui pourrait à sa capacité de réglementer dans l’intérêt public». Hélène Simard, présidente-directrice générale du Conseil québécois de la coopération et de la mutualité, rappelait d’ailleurs récemment à Ensemble que les traités internationaux complexifient déjà la tâche des gouvernements qui souhaitent favoriser le développement des coopératives sur leur territoire.

Le libre-échange

La signature d’un traité tel l’Accord économique Canada-Europe, si ce document est aussi peu consensuel que certains le disent, divisera probablement l’Assemblée nationale, qui risque fort d’être menée par un gouvernement minoritaire.

Répondant à nos questions, le premier ministre sortant Jean Charest n’a pas manqué de rappeler le rôle qu’il a joué dans le démarrage des négociations. «C’est à mon initiative que cette négociation a été entreprise», dit-il, «c’est moi, en 2007, suite à l’arrêt de la ronde de Doha, à l’OMC, qui a suggéré aux Européens et au gouvernement du Canada d’entreprendre des négociations bilatérales». C’est en effet la rencontre de Jean Charest avec Nicolas Sarkozy, en juillet 2007, qui avait constitué la première maille de ce qui allait devenir l’AECG. M. Charest avait alors parlé à l’ancien président d’un «nouvel accord transatlantique entre l’Europe et le Canada».

Les négociateurs de l’AECG ont, à plusieurs reprises, affirmé qu’il s’agissait d’un accord de libre-échange «de deuxième génération». «On négocie actuellement un accord qui est très large, qui dépasse les biens et services», a soutenu M. Charest, ajoutant que «ce n’est pas une entente de libre-échange type, c’est plus que ça». Le cadre pourrait donc être nettement plus englobant que celui qui a été défini par une entente commerciale comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Pourtant, comme le faisait remarquer Louise Beaudoin en conférence de presse le 8 décembre 2011, les documents de travail qu’utilisaient les négociateurs de l’ALENA étaient publics et circulaient librement.

Le chef du Parti libéral n’hésite pas à parler d’un «très bon accord», une opinion qui est loin de faire l’unanimité chez les chefs des autres principaux partis. Si Jean-Martin Aussant, Pauline Marois et François Legault ont des réticences à formuler, seul le député de Québec solidaire Amir Khadir va jusqu’à rejeter l’accord avant même d’en avoir vu la version finale. Alors que l’Accord Canada-Europe est explicitement rejeté sur la plateforme électorale de Québec solidaire, le député de Mercier soutient que «les accords de libre-échange, ceux qu’on connaît, se font dans l’intérêt de la fluidité des capitaux et souvent à la baisse pour les critères environnementaux, pour les critères de protection de l’emploi, de protection culturelle».

Khadir avait dénoncé, en novembre dernier, la proximité du négociateur Pierre-Marc Johnson avec la firme française Veolia Environnement, qui se spécialise dans des domaines qui seront touchés par l’accord. Le coporte-parole de Québec solidaire affirme aujourd’hui vouloir «lutter contre l’engagement du Québec dans ces accords qui font le bonheur des grandes entreprises et des grands capitaux en leur enlevant les barrières qui habituellement consistent à protéger les droits des populations, des travailleurs, de l’environnement».

Jean-Martin Aussant, s’il a plusieurs craintes à formuler par rapport au contenu appréhendé de l’accord, a pour sa part argué qu’il était trop tôt pour se prononcer de façon définitive. Il a associé à une «vieille dynamique politique [le fait] de dire qu’on va voter contre juste parce que ça ne vient pas de nous», ajoutant qu’il existait «de fortes chances» pour qu’il soit «mécontent de certains aspects de l’accord». Le député sortant de Nicolet-Yamaska a d’ailleurs déposé une motion en octobre 2011 demandant que les droits et pouvoirs de l’Assemblée nationale soient protégés dans le cadre de l’AECG.

Selon sa plateforme électorale, Option nationale voudrait faire en sorte que «tous les traités qui lieront les Québécois aux autres nations du monde soient signés par le gouvernement du Québec». Pour Aussant, c’est «la question qui se pose», à savoir, «est-ce qu’on veut décider nous-mêmes des termes de ces échanges-là ou est-ce qu’on veut se les faire imposer par un gouvernement non québécois qui ne siège même pas au Québec».

François Legault, questionné par Ensemble par rapport à certaines mesures sensibles comme l’ouverture des appels d’offres publics aux compagnies étrangères, a dit croire qu’il fallait «être prudent avant d’aller de ce côté-là». «Pourquoi se donner des obligations qu’on n’a pas selon les ententes internationales? Le gouvernement fédéral n’a pas le choix, il est obligé de les respecter. Mais les ordres de gouvernement inférieurs ne sont pas obligés pour l’instant». Donnant l’exemple des États-Unis qui ont pris des mesures pour rendre moins compétitif le bois d’œuvre importé, le chef de la Coalition avenir Québec avance qu’il «faut être capable […] de dire: il faut aider davantage nos compagnies, nos entrepreneurs d’ici».

Pour Pauline Marois, cet accord «soulève de nombreuses questions qui demeurent sans réponse». «Est-ce que le Québec pourra continuer à favoriser l’achat local et le développement économique québécois et à privilégier les entreprises à caractère social dans l’octroi de contrats publics», demande-t-elle? La chef péquiste dit également s’interroger à propos de l’accès que pourraient avoir les entreprises étrangères au marché des produits laitiers (protégé par le système de gestion de l’offre) et de la portée de l’exception culturelle.

À propos de la représentativité de ce processus où le Québec ne négocie pas directement en son nom, mais au sein de la délégation canadienne, Mme Marois ajoute que son équipe souhaite déployer «tous les efforts pour que l’État du Québec se représente directement dans les négociations internationales engageant sa responsabilité».

Une fois le document final rendu public

Selon Jean Charest, les pourparlers bilatéraux tirent à leur fin. «La négociation arrive dans le dernier droit, elle devrait normalement se terminer autour du mois de décembre», nous a-t-il confirmé.

Le premier ministre sortant a aussi affirmé que le texte de l’AECG allait être entériné par l’Assemblée nationale «comme on le fait normalement quand il y a des accords de ce type-là». «On va certainement le proposer et le soumettre en commission parlementaire», a-t-il précisé. Alors qu’Ensemble lui demandait si les citoyens allaient pouvoir avoir accès au texte final avant que ce dernier ne soit signé par les partis, Jean Charest a répondu: «oui, ils vont le voir». Par ailleurs, le chef libéral n’a pas voulu se prononcer sur la marge de manœuvre d’un gouvernement provincial qui désirerait rejeter l’accord.

Amir Khadir argue qu’une simple étude en commission parlementaire n’est «absolument pas suffisante» pour un accord de ce type. «Il faut, dit Khadir, une consultation publique plus large qui peut être menée à partir du parlement». Le député sortant de Mercier propose le modèle de la Commission mourir dans la dignité, c’est-à-dire «une consultation qui traverse le Québec, qui permet aux groupes de citoyens […] de donner leur avis» pour qu’ils puissent poser leurs conditions pour que «l’accord soit au service de la société et non pas au service de ceux qui possèdent l’économie».

La question du protectionnisme

La campagne électorale fédérale de 1988 s’est déroulée en grande partie sous le thème du libre-échange. Alors que le premier ministre sortant Bryan Mulroney prônait une association commerciale plus étroite avec les États-Unis, le libéral John Turner rejetait d’emblée la signature de tout accord de libre-échange nord-américain.

Si Turner embrassait alors pleinement une idéologie protectionniste, ce concept semble aujourd’hui être devenu une étiquette indésirable pour les différents partis du Québec. S’ils ont vivement critiqué le processus de négociation de l’AECG, Amir Khadir et Jean-Martin Aussant refusent d’associer leur position à du protectionnisme. Le député de Québec solidaire, se définissant comme un «humaniste internationaliste», soutient qu’«il n’y pas d’ouverture qui est bonne en soi, il n’y a pas de fermeture qui est bonne en soi». «Oui à l’ouverture, oui à l’intégration, oui à la mondialisation», dit-il «mais toujours si c’est dans le respect de l’autonomie et de l’indépendance des peuples». Ancien employé de la banque d’investissement Morgan Stanley, Jean-Martin Aussant croit aussi qu’ «en général, les échanges économiques plus faciles entre les nations enrichissent les deux nations».

Également invitée à se prononcer sur le protectionnisme, Pauline Marois refuse l’étiquette. Elle préfère plutôt rappeler que son parti «est favorable au libre-échange et qu’il a soutenu l’ALENA» dans la mesure où «ce type d’accord implique un commerce international équilibré, c’est-à-dire que les partenaires commerciaux doivent respecter un certain nombre de règles du jeu». La plateforme électorale du Parti québécois avance plusieurs mesures pour stimuler la souveraineté alimentaire ainsi que la consommation de produits québécois.

François Legault, s’il rejette aussi l’étiquette de protectionniste, est peut-être celui qui y met le moins d’ardeur. Associant sa position à du «nationalisme économique», il est temps, selon lui, «qu’on achète plus québécois, qu’on aide plus nos entreprises québécoises». Le chef de la CAQ affirme que, devant la panoplie de mesures prises à Washington pour favoriser les entreprises étatsuniennes, «on ne peut pas nous autres dire qu’on est ouvert et puis qu’on veut laisser jouer les règles du marché». «On est un petit peuple, il va falloir être capable d’être nationalistes», explique-t-il. Et justement, «ça veut dire être capable, un peu, de protéger nos entrepreneurs, moi, je n’ai pas peur de le dire».

Les cinq principaux partis proposent, sur leur plateforme électorale, des mesures pour favoriser l’économie québécoise et les entreprises d’ici. Mais s’ils présentent tous des mesures qui peuvent être associées à un certain protectionnisme, ils refusent en même temps d’endosser ce concept.

Professeur de stratégie internationale à l’école des Hautes études commerciales à Montréal, Louis Hébert explique que «tous les états sont protectionnistes par définition», mais si chaque nation peut afficher un certain protectionnisme, «la question, c’est l’ampleur du protectionnisme». «On ne peut pas agiter l’épouvantail du protectionnisme de n’importe quelle façon parce qu’il existe de toute façon», dit-il. M. Hébert ajoute que la pensée économique évolue et que, actuellement, «on remet en question les limites qu’on impose au marché et aux prérogatives de l’État» ajoutant que cela «peut vouloir dire de remettre en question certains éléments qui paraissaient des dogmes il y a dix ans».

Alors que le marché était auparavant vu comme un incontournable, on souhaite aujourd’hui «favoriser les échanges à certaines conditions pour éviter les effets pervers», affirme Louis Hébert. Le parallèle avec les détracteurs de l’Accord Canada-Europe est ici évident, comme lorsque le chef d’Option nationale, rappelant  que «le Québec est une exception, un îlot francophone en Amérique du Nord» affirme que la province peut protéger ses biens culturels «sans être accusé de protectionnisme».

Pourtant, si on refuse ce mot qui est associé à une «accusation» ou à un «épouvantail», le concept de protectionnisme est d’actualité. Le Carnegie Endowment for international peace (un think tank basé à Washington) rappelle par exemple que, au plus fort de la crise financière, entre novembre 2008 et avril 2009, 55 des 77 mesures commerciales qui avaient été adoptées sur la planète étaient protectionnistes. Selon l’Organisation mondiale du commerce, entre la mi-octobre 2011 et la fin d’avril 2012, les 20 plus grandes économies du monde ont adopté 124 nouvelles mesures de restrictions du commerce qui devraient affecter pas moins de 1% du commerce mondial.

Économiste hétérodoxe, Jacques Sapir a lancé ce printemps une pétition pour en appeler à un protectionnisme européen, un protectionnisme «moderne» qui aurait pour but de «remettre la concurrence économique sur ses pieds» en s’assurant que le libre-échange ne concrétise pas «une convergence par le bas où triompherait le moins disant et le moins coûtant». Sapir a d’ailleurs accusé d’«hypocrisie» le président français François Hollande qui, tout en se déclarant favorable à une taxe carbone appliquée aux frontières, «récuse l’idée de protectionnisme». «Or, affirme Jacques Sapir, qu’est-ce qu’une taxe aux frontière si ce n’est, très exactement, du protectionnisme»?

Avec Valérie Paquette