«Les conditions sont de plus en plus difficiles, avec des horaires plus longs et imprévisibles quand il y a du travail et des périodes de chômage sans filet de sécurité. L’industrie dévore les gens et les recrache au bout de la ligne.» C’est en ces termes que Karen Wirisig, de la Guilde canadienne des médias, décrit les conditions de travail dans le secteur de la télévision (non-fiction) au Canada. Tous les sondages auprès des professionnels confirment que la précarité semble être en passe de devenir la nouvelle norme dans le monde des médias.

Dans les médias d’information, cela se traduit par une précarité croissante et par une régression des conditions de travail, comme en témoignent deux coups de sonde réalisés en 2013 : le premier par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) auprès de l’ensemble de ses membres professionnels sur l’impact de la précarité d’emploi sur l’information, et le second par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) pour évaluer le niveau de vie et les conditions de pratique des pigistes. Plus des trois quarts des répondants au sondage de la FPJQ constatent que le travail précaire en journalisme augmente depuis 5 ans. Chez les pigistes, les deux tiers des répondants au sondage de l’AJIQ disent avoir vu leur pouvoir d’achat diminuer depuis 5 ans.

Dans ces circonstances, on comprend pourquoi plus du quart des répondants au sondage de la FPJQ affirment qu’ils n’encourageraient pas les jeunes à entreprendre un carrière en journalisme, alors qu’une proportion similaire des pigistes sondés par l’AJIQ envisage de quitter le métier dans un horizon rapproché.

Combler ses revenus, à tout prix?

Le revenu de la majorité des journalistes demeure supérieur au revenu moyen, mais près d’un journaliste sur cinq gagne aujourd’hui 30 000 $ ou moins par an et un journaliste professionnel sur dix gagne moins de 20 000 $ annuellement. Les pigistes déclarent quant à eux des revenus totaux d’un peu plus de 37 000 $ en moyenne, dont un peu plus de 25 000 $ en moyenne proviennent du journalisme. En comparant ces résultats à des sondages antérieurs, l’AJIQ constate que les revenus des journalistes pigistes ont chuté d’un peu plus de 30 % depuis 1981. Conséquemment, près des trois quarts des pigistes sondés se disent insatisfaits de leurs revenus.

Trois journalistes pigistes sur quatre déclarent se livrer à d’autres activités professionnelles pour combler le manque à gagner dans leurs revenus. Le sondage de la FPJQ confirme que près de deux journalistes professionnels sur cinq disent avoir recours à d’autres revenus. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des journalistes professionnels occuper en parallèle des fonctions explicitement proscrites dans le guide de déontologie des journalistes du Québec de la FPJQ, soit en communication, en publicité ou en relations publiques.

Près du tiers des journalistes professionnels sondés qui tirent des revenus d’autres sources estiment que leur travail non-journalistique les place à différents degrés en conflit d’intérêts. Un peu plus du quart des journalistes pigistes reconnaissent pour leur part accepter, de gré ou de force selon les circonstances, des contrats qui contreviennent à la déontologie.

La précarité, combinée à l’absence d’une clause de conscience professionnelle telle que définie dans les codes de déontologie des journalistes européens, fait en sorte que peu de journalistes se sentent en position de refuser les commandes de leurs employeurs ou de leurs clients quand bien même elles iraient à l’encontre de la déontologie journalistique ou de leur éthique professionnelle.

Érosion de l’indépendance

Il se trouve très peu de journalistes pour affirmer que la précarité d’emploi ne nuit pas au journalisme. La précarité tend en effet à avoir des impacts importants sur les conditions de pratique du journalisme, et par extension, sur la qualité du travail journalistique. Les journalistes sondés sont très largement d’accord pour affirmer que la précarité a des impacts négatifs sur plusieurs aspects du travail journalistique, tant au niveau des relations de travail que des conditions de pratique, qui minent à la fois l’indépendance et la qualité du travail journalistique.

Certains témoignages recueillis dans le cadre d’une enquête menée par le Conseil de presse du Québec (CPQ) sur l’état de la situation en matière d’indépendance journalistique «laissent croire que des pratiques commerciales, publicitaires et corporatives mettent aujourd’hui en péril cette valeur fondamentale du journalisme qu’est l’indépendance», affirmait en novembre 2013, le président du CPQ, John H. Gomery. La précarité des journalistes serait-elle un effet pervers de la pression économique qui s’exerce sur ces derniers par le biais des entreprises de presse qui les emploient?

«Ces conditions de travail sont la norme au Québec et continuent à s’aggraver, notamment en raison du niveau de concentration élevé dans l’économie des médias de la province», écrivait récemment le doctorant en communication de l’université McGill, Errol Salamon, dans une analyse publiée sur le site de l’Observatoire du journalisme. Dans un autre article récent, l’Observatoire du journalisme revenait sur les résultats d’une étude danoise qui souligne que les journalistes voient leur autonomie professionnelle «limitée lorsque les intérêts économiques de l’entreprise s’opposent à l’intérêt public» et qu’ils considérèrent que les orientations économiques des entreprises de presse entrent «constamment en opposition avec leur désir de servir l’intérêt public». Dans ce contexte, la précarisation des journalistes pourrait bien être le meilleur moyen d’assurer la servilité du journalisme professionnel envers les pouvoirs financiers qui possèdent les médias de masse et, par extension, contrôlent  «l’industrie» de l’information.

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Cet article est une version adaptée d’un texte du même auteur, dans un dossier de la Coopérative de journalisme indépendant sur la précarité, à paraître dans le magazine Le Trente, publié par la FPJQ.