Le documentaire Au gré de la plume arctique, du réalisateur et scientifique Joel Heath, présente les effets méconnus de la construction de barrages hydroélectriques sur la circulation des courants marins et la formation des glaces dans la baie d’Hudson. Alors que le Québec tire une grande fierté de cette énergie dite verte, le film de l’écologiste canadien démontre ses conséquences dramatiques sur les populations d’eiders arctiques, un oiseau qui rythme le quotidien des Inuits des îles Belcher depuis des centaines d’années.

Les habitants de Sanikuluaq, petit village niché au nord de l’archipel des îles Belcher, dans la baie d’Hudson, partagent leur territoire avec l’eider arctique depuis des siècles. Leurs histoires sont intimement liées, car c’est l’oiseau qui a permis aux Inuits de cette région du Nunavut de survivre, fournissant nourriture et vêtements à l’homme. Quand les gens de la communauté ont remarqué, au début des années 1990, qu’un nombre inhabituel d’eiders étaient morts durant l’hiver, ils se sont inquiétés et ont contacté le Service canadien de la faune, qui a dépêché sur place ses biologistes.

Parmi eux, Joel Heath, qui débarque aux îles en 2002. Il développe un ingénieux système de caméra sous-marine qui lui permet de capter les premières images de l’eider sous la glace, à la recherche de nourriture. Il constate alors qu’il reste très peu d’eau libre de glace dans la baie et que les oiseaux doivent plonger à des profondeurs importantes pour se nourrir, ce qui leur demande beaucoup d’énergie. Cet hiver-là, il faudra compter sur le travail acharné de Simeonie Kavik et d’Elijah Oqaituk, chasseurs réputés de la communauté de Sanikuluaq, pour sauver les volatiles. Les deux hommes ont bataillé sans relâche contre la glace pour maintenir, à coups de pic et de pelle, un accès à l’eau pour les eiders. Sans leur dévouement, on aurait craint l’hécatombe.

Cycle hydrologique inversé

Et pourquoi ce soudain déséquilibre dans la formation des glaces? En raison de la construction de barrages hydroélectriques sur le continent, répond le documentaire de Joel Heath. Le rythme normal de la nature consiste à emprisonner l’eau des lacs et des rivières sous forme de glace durant l’hiver. Puis, au printemps, la fonte libère cette masse d’eau douce, qui coule jusqu’à la mer, dans ce cas-ci, la baie d’Hudson, qui reçoit une part importante de l’eau drainée sur le territoire canadien.

Or, les barrages hydroélectriques viennent complètement inverser ce cycle naturel. L’eau douce demeure prisonnière des grands réservoirs, où elle se réchauffe durant l’été. À l’automne, alors que les températures plus froides suscitent une hausse de la demande d’énergie dans les foyers canadiens, on libère l’eau des réservoirs, entraînant ainsi un déversement majeur d’eau chaude et douce dans la baie d’Hudson et bouleversant la formation de la glace.

Afin de survivre durant l’hiver, la faune arctique dépend principalement des polynies, ces espaces demeurant libres de glace en saison froide grâce à l’action des courants marins. Les eiders, tout comme les phoques, se regroupent autour des polynies pour y chasser leurs proies sous la banquise. L’inversion du cycle hydrologique causée par les barrages hydroélectriques perturbe gravement l’équilibre entre glace et polynies. Puisque l’eau douce gèle à une température beaucoup plus élevée que l’eau salée, la banquise se forme plus rapidement sur la baie et recouvre de glace les polynies, empêchant ainsi les eiders de trouver leur nourriture et condamnant les oiseaux à mourir. Paradoxalement, les hivers aujourd’hui plus cléments rendent la glace fragile, augmentant énormément les risques d’accidents pour les Inuits qui chassent sur la baie.

Des conséquences ailleurs sur la planète

Les eaux de la baie d’Hudson s’écoulent par le détroit d’Hudson avant de redescendre par le courant du Labrador. C’est la masse d’eau salée froide en provenance de la baie d’Hudson qui donne son impulsion au courant du Labrador et entraîne le Gulf Stream vers l’Europe. En plus du déversement d’eau douce en provenance des réservoirs des barrages hydroélectriques, d’autres facteurs viennent aggraver la perte de salinité, notamment la variation de la température à l’échelle de la planète et la fonte de la glace de mer.

Puisque la baie d’Hudson représente le cinquième des apports d’eau dans le nord-ouest de l’Atlantique, les chercheurs se questionnent sur les conséquences possibles des changements dans la circulation des courants de la baie d’Hudson pour le reste de la planète. De plus, la diminution marquée de la couverture de glace estivale observée au cours des dernières années suggère que vers la fin du siècle, le complexe de la baie d’Hudson sera quasi libre de glace, ce qui entraînera de graves perturbations de l’écosystème et de la vie des Inuits.

Le film de Joel Heath lance un vibrant cri d’alarme. L’indéniable beauté cinématographique des paysages nordiques, la superbe musique composée par Tanya Tagaq, Cris Derksen et Curtis Andrews ainsi que le charisme des personnalités locales présentées dans le documentaire portent le message d’une façon hautement poétique. En alliant la science et l’art, l’écologiste canadien suscite une prise de conscience particulièrement efficace.

Au gré de la plume arctique repose largement sur le témoignage et l’expertise des Inuits des îles Belcher. Réunis au sein de l’Arctic Eider Society, fondée par Joel Heath, chercheurs et Inuits proposent de trouver des solutions en jumelant les connaissances inuites et scientifiques. Les habitants de Sanikuluaq nous interpellent : si les eiders leur ont permis de se tenir au chaud durant des siècles, n’y aurait-il pas moyen de nous réchauffer sans inverser les courants? Elijah Oqaituk conclut sagement : «Il ne faut jamais ignorer un oiseau qui se meurt».  

 

Pour plus d’information :

Société des eiders de l’Arctique

Joel Heath (en anglais seulement)