«Comment ça se fait qu’on paye des fortunes pour des centres de recherche, pour des hommes d’affaires qui vont faire de l’exploration sur le pétrole potentiel au Québec, sur la richesse potentielle des gaz naturels, et qu’on ne paye pas un quart du centième du millième de ça pour ceux qui nous partagent cette information?», s’exclame François Bugingo. Si l’économie de marché semble avoir laissé le journalisme loin derrière, l’enfonçant dans la précarité, le mépris et des conditions de travail misérables, il n’en reste pas moins la pierre angulaire de toute la machine médiatique et un pilier de toute société démocratique. M. Bugingo, journaliste, chroniqueur et animateur spécialisé dans l’information internationale, croit que c’est l’indépendance qui donne sa valeur au travail des journalistes, et qu’ils doivent la faire respecter. Ensemble l’a rencontré dans les bureaux de la radio FM 98,5 Montréal, où il travaille.

«Nous sommes non seulement un poids culturel, mais aussi un poids économique, un poids intellectuel, un poids de sécurisation. Le journaliste est celui qui empêchera ce pays, ce Québec qu’on est en train de bâtir ensemble, de devenir un badland, illustre l’analyste international. À l’heure de la Charte et des projets de développement des hydrocarbures, il explique que «par le partage de la vraie information, de la vraie connaissance et de la vraie démocratie, on comprendra l’autre, le différent, on comprendra celui qui ne nous ressemble pas et on fera en sorte que le vivre ensemble s’organise d’une meilleure manière.»

L’indépendance de l’information

La clé de voûte: l’indépendance du journalisme. «Il ne faut plus associer le journalisme indépendant à la notion de pigisme. Ç’a été une idée qui était prépondérante dans les années 70, 80 et 90. Il y a eu un confort qui s’est établi auprès de certains journalistes associés à de grands médias. Aujourd’hui, il faut revenir à l’idée que le journaliste, par essence, est indépendant, affirme François Bugingo. L’indépendance de la recherche d’information et du partage d’information, c’est ça le grand défi du XXIe siècle.» Cette indépendance est ce qui distingue l’activité journalistique de toutes les autres formes de communication: les journalistes ne sont pas en conflit d’intérêt avec celui du public en regard de l’information transmise. Ou plutôt, ils ne devraient pas l’être, peu importe qui les emploie.

«Le coût de l’information demeure extrêmement bas, surtout quand il affecte le pigiste, celui qui propose l’information à une structure de presse. C’est le plus grand défi sur lequel il faudrait qu’on planche. Quel est le poids? Quel est le coût d’un effort réel, honnête, de recherche d’information?» – François Bugingo.
Vidéo: Nicolas Falcimaigne

«S’il y a une organisation qui devrait représenter la presse et l’avenir de la presse ici au Québec, ça devrait être l’AJIQ, affirme-t-il. Parce que nous devrions être tous, par essence, indépendants. On ne l’a pas encore compris, on n’en est pas encore totalement conscients, mais je pense que la génération qui vient derrière va s’en rendre compte, puisque la permanence n’existera plus, puisque l’idée d’appartenir à un groupe qui vous protège ad vitam æternam ne sera plus la réalité journalistique. Donc, probablement qu’il y a une génération qui vient derrière qui aura l’indépendance inscrite dans son ADN beaucoup plus naturellement que chez les journalistes d’aujourd’hui qui sont affiliés à des grands groupes.»

Le rapport de force est en faveur des grands groupes actuellement, concède-t-il. Comment le renverser? Encore une fois, «c’est en réaffirmant encore plus notre indépendance. Non seulement par rapport au groupe qui nous porte, mais aussi par rapport à l’information et à la connaissance que nous partageons avec nos concitoyens. Tant que nous serons pertinents, essentiels, tant que les citoyens se rendront compte que nous leur apportons quelque chose qui leur permet d’affirmer leur démocratie, nous aurons des partenaires extraordinaires.»

—————————
La suite de cet article, ainsi que l’entrevue vidéo intégrale, est réservée aux personnes abonnées (1$ seulement pour la première semaine… abonnez-vous!). Bonne lecture!

Note: l’auteur de cet article est membre du conseil d’administration de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Cet article a été réalisée de façon indépendante et libre, et n’engage en rien l’AJIQ.
—————————

Journalistes méprisés

Pour l’instant, le mépris règne, constate-t-il. «Je le vois au quotidien, je le vois avec mes patrons ou avec d’autres patrons, et je n’ai pas peur de le dire même de mon groupe Québecor, ou d’autres groupes, qui ont l’impression qu’on peut sous-payer les journalistes, parce qu’en fin de compte, ça vaut quoi un journaliste? Ça vaut rien. C’est quoi son importance dans la société? Elle est nulle. Pourquoi je devrais vous payer pour les droits d’auteur, pourquoi? Parce que vous ne valez rien. On ne vaut rien. On ne vaut que l’information que n’importe quel autre citoyen, sur les sites web, sur les sites facebook, peut partager.»

C’est là l’autre distinction du travail journalistique: l’analyse. «Les nouvelles, tout le monde peut en fournir, résume François Bugingo. L’information, nous sommes les seuls habilités à en faire et à en traiter, à apprécier et à porter l’information.» Et selon lui, même les journalistes n’en sont pas conscients.

Pour François Bugingo, l’adoption d’une loi sur les conditions d’engagement, si elle n’est pas une fin en soi, reste un moyen incontournable.
Vidéo: Nicolas Falcimaigne

«Comment ça se fait que, encore aujourd’hui, aux yeux du grand public, le journalisme ne vaut pas grand chose, s’interroge-t-il? Parce que même nous, les journalistes, nous sommes convaincus que ça ne vaut pas grand chose, que ça devrait être gratuit. C’est pour ça qu’on est disposé à signer des articles à 50$ ou 45$ le feuillet, parce qu’après tout on se dit que c’est presque un privilège qu’on nous fait de nous offrir ce petit montant-là.»

Quelle valeur a le journalisme?

«Le coût de l’information demeure extrêmement bas, surtout quand il affecte le pigiste, celui qui propose l’information à une structure de presse. C’est le plus grand défi sur lequel il faudrait qu’on planche. Quel est le poids? Quel est le coût d’un effort réel, honnête, de recherche d’information?»

M. Bugingo nous invite à revoir la rémunération pour qu’elle reflète réellement les efforts investis. «Comment ça se fait que bien que vous ayez passé des semaines et des mois à travailler, à creuser, à poser des questions, à rencontrer des gens, à vous faire contredire, à enrichir votre réflexion, à aller chercher sur Internet, à lire des livres, comment ça se fait qu’on se retrouve encore dans une situation où on vous paye au feuillet, au nombre d’articles, au nombre de signes, au nombre de mots, plutôt que de vous payer au poids réel de ce que vous allez produire comme richesse sociale, culturelle et intellectuelle de la communauté?»

Faire une évaluation tangible de la valeur du travail journalistique, cela passe éventuellement par l’embauche d’économistes, suggère-t-il, comme on l’a fait pour la biodiversité, par exemple. «Qu’on le quantifie monétairement et matériellement, l’apport réel de votre travail de journaliste. Ça pèse quoi sur la société?»

«Ç’a du poids, répond-t-il. Et ce poids-là, il est rétribuable et il doit être rétribué. C’est pas vrai que tout le voyage que vous avez fait de chez vous à ici, que la réflexion que vous portez, que les livres que vous lisez, que l’heure de questionnement que vous passez devraient être payés 15$ le feuillet.»

«L’enrichissement du journaliste indépendant, c’est probablement le plus grand défi des dix et quinze prochaines années», laisse-t-il tomber.

Passer par une loi sur la négociation collective

Pour François Bugingo, l’adoption d’une loi sur les conditions d’engagement, si elle n’est pas une fin en soi, reste un moyen incontournable. «Je pense que c’est une démarche essentielle pour garantir un certain socle, affirme-t-il. C’est absolument essentiel aujourd’hui que le gouvernement saisisse à bras le corps cette proposition, qui est honnête, peu coûteuse, réaliste et enrichissante pour la société québécoise.»

Mais le grand combat est l’indépendance du journalisme. «Je pense que le grand effort de l’AJIQ, au-delà des projets de loi qu’on va proposer au gouvernement, au-delà de cette bataille qu’il faut livrer, qui est essentielle, envers le patronat, sera vraiment de revenir à la rencontre des journalistes. Qu’on leur raconte en quoi ils sont spéciaux, en quoi ils sont enrichissants et en quoi ils sont tous pertinemment indépendants.»

«On fait partie d’une famille d’une influence hallucinante. Et ça, c’est la parole d’un gamin qui est né au fin fond d’une forêt équatoriale quelque part au Congo – une société dont vous vous foutez complètement, un pays qui est devenu un mouroir de l’humanité –  et dont le seul point d’influence et le seul point d’existence et de rayonnement a été le fait qu’il a compris qu’il faisait partie d’une grande famille qui s’appelle la famille journalistique, la famille du journalisme indépendant. C’est ce qui fait en sorte que non seulement je suis vivant, mais que je sais que je peux avoir une influence sur ma société, sur la société mondiale et sur l’humanité entière.»