Les raisons de manifester le 22 avril étaient aussi diverses que les groupes représentés, allant du cri du cœur écologiste à l’indignation politique envers un gouvernement de plus en plus décrié. Au-delà de la partisanerie, c’est bel et bien un modèle de développement qui est en cause, un modèle soutenu par l’ensemble des gouvernements passés. C’est ce modèle et la vision de la Nature sur laquelle il se fonde que les femmes innues qui ont marché depuis la Côte-Nord sont venues dénoncer.

Les organisateurs de ce Jour de la Terre bien spécial avaient d’ailleurs bien saisi l’enjeu en faisant graviter l’événement autour de la notion de bien commun. Le choix des mots est significatif puisqu’il dépasse la seule écologie pour faire référence au collectif et à une éthique du vivre-ensemble qui semble complètement échapper à plusieurs de nos gouvernants. Ils lui préfèrent manifestement le profit individuel, principalement le leur et celui de leurs accointances.

Plusieurs des dérives que nous observons présentement, au premier chef la culture de corruption et de collusion qu’on observe dans plusieurs municipalités québécoises, découlent de cette culture de profit sur le dos du bien public. De la même façon, il ne fait pas de doute que le gâchis créé par l’exploitation éhontée du territoire et de «nos ressources» relève lui-même d’une vision de la Nature qui est en train de causer notre perte.

«Nos ressources, nos emplois»

Depuis le début des années 1970 et l’épisode des grands barrages de la Baie-James, et particulièrement au cours des dernières années, les Autochtones sont de plus en plus présents dans l’espace public québécois pour dénoncer l’exploitation du territoire et ses effets délétères sur les écosystèmes. Des mines qui contaminent les sols et l’eau, jusqu’aux forêts rasées à blanc pour maintenir les «bonnes jobs» des travailleurs forestiers, il est difficile de nier que le modèle d’exploitation des «ressources naturelles» qui prévaut depuis le XIXe siècle ait grandement détérioré notre territoire et participé de l’aliénation des peuples autochtones.

Or, cette logique est solidement ancrée chez une bonne partie des Québécois dits «de souche», elle qui a participé du mouvement de reprise en main de l’économie à travers le «Maîtres chez nous» du gouvernement Lesage, et aussi de la prospérité de plusieurs localités de région. On voit ainsi le décalage existant entre un gouvernement prônant une phase inédite d’exploitation des derniers territoires vierges du Québec et les Autochtones qui y habitent. Quand le premier dit vouloir intégrer les seconds en leur fournissant à eux aussi de «bonnes jobs», ces derniers lui opposent leur vision séculaire de la Nature qui se trouve directement atteinte par cette initiative. Loin d’être une simple confrontation sur la répartition des revenus, ce sont deux visions du monde qui s’affrontent.

Habiter plutôt qu’exploiter le territoire

La vision de la Nature comme étant quelque chose à exploiter est solidement implantée dans la culture occidentale, et ce depuis plusieurs siècles. Or, les moyens offerts par l’industrialisation ont poussé cette exploitation, depuis plus de 150 ans, à des niveaux qui menacent aujourd’hui la survie des écosystèmes.

À l’opposé, les cultures traditionnelles autochtones voient plutôt dans la Nature leur environnement de vie. Comme le disait le dernier intervenant de la soirée Nous? s’étant tenue le 7 avril dernier au Monument National, pour les Autochtones ce n’est pas la Terre qui appartient aux humains, mais plutôt les humains qui appartiennent à la Terre.

Cette tirade lourde de sens devrait nous faire réfléchir collectivement, questionner un progrès et un confort qui sont intimement liés à la destruction de notre environnement. Notre urbanité nous a sans doute fait oublier quelque temps le lien vital qui nous rattache à notre environnement, et cet oubli commence à nous rattraper avec des conséquences potentiellement dramatiques.

Or, ce ne sont pas quelques ajustements cosmétiques ou réparations symboliques qui renverseront cette dynamique. C’est bien notre vision du monde qu’il faudra changer pour que se développent des modes d’habitation du territoire qui cherchent à le faire fructifier plutôt qu’à l’exploiter. Les cultures traditionnelles autochtones nous offrent une compréhension du monde qui va en ce sens et dont la société québécoise devrait profiter.

Peut-être que ce pays tant souhaité par plusieurs ne se construira pas. Il se cultivera. Ainsi, l’habiter ne sera plus synonyme d’exploitation du territoire et d’aliénation de ses premiers habitants. Appartenir au pays impliquera plutôt un projet de société tourné vers l’avenir et le bien commun. On peut penser que c’est le souhait formulé par les 300 000 personnes qui se sont rassemblées hier à Montréal.