Un des premiers éditoriaux que j’ai eu l’occasion de signer s’intitulait : « Vive la différence! » Ce papier, qui date de trois décennies ou presque, indiquait à sa manière que le journal Le Radar accueillait en ses pages un stagiaire africain. Un Noir aux Iles de la Madeleine en 1985? On était loin du troupeau de touristes québécois qui défilait à Cap-aux-Meules entre la St-Jean-Baptiste et la mi-août…

À l’époque comme aujourd’hui, les personnes de race noire ne font pas légion entre la Pointe de la Grande-Entrée et Bassin. Incrédule, le fils d’un de mes amis qui en avait aperçu un au centre commercial alors qu’il était tout petit, dit à son père mécanicien :

« Regarde papa, le monsieur est pareil comme toi. Il travaille dans un garage

Cette savoureuse anecdote, racontée quelques jours après l’arrivée de Mabiala en terres acadiennes a resurgi dans mon esprit à la lecture du bilan de l’attentat perpétré hier soir contre une mosquée à Québec.

De peur et d’Autre

François a grandi et est devenu un formidable jeune homme qui n’a pas une once de racisme à exploiter. Son père a pris le soin de lui expliquer que l’homme aperçu était « comme nous » et n’a pas fait de l’Autre un ennemi mais une personne à découvrir.

En regard de l’évolution de notre société, j’ai la douloureuse impression qu’il y a encore beaucoup trop de Québécois qui ne savent pas gérer la naïveté enfantine de leur progéniture. Pire. Ils la nourrissent des pires élucubrations, encouragés par des radios aux mandats glauques.

Le cauchemar du monstre sous le lit ne devrait pas devenir réalité. Mais comme le disait Ionesco : « Il y a des choses qui viennent à l’esprit même de ceux qui n’en ont pas ».

Le « toi » du monde

J’ai vécu mon premier choc culturel dans notre salon, rue Fletcher. Quand ma cousine Marlène a débarqué des Îles de la Madeleine pour se faire soigner d’un cancer. Elle avait du mal à comprendre mon accent… Une étrangère à même ma famille? Nous étions si proches et pourtant, si différentes.

Ma mère m’a inculquée que j’étais des Îles même si elle a accouché de moi à Montréal. C’était pour elle une question de fierté, d’appartenance au territoire comme à la culture de l’archipel. Je l’ai bien compris le jour où j’ai fait rire de moi avec mon « nombouril à l’air ». Comme quoi tout tourne autour de ça. Un nombril. Le nôtre.

J’étais de la bonne couleur, mais je n’avais pas l’accent. Je ne l’ai jamais eu. Ni à Montréal, ni aux Îles. Mais quel accent m’aurait-il donc fallu, moi, née ici mais originaire de là?

Nous n’étions pas de ce Québec fleur de lys. Nous étions de cette Acadie tricolore autrefois dévastée. Notre vie était réglée à l’horloge madeleinienne, ce qui n’empêchait pas ma mère de dire : « Ils sont gentils les Canadiens d’à côté ».

Pour moi, l’Autre habitait le trottoir d’en face. Il avait la même allure et pourtant, tout le distinguait de nos coutumes. Comme quoi la frontière entre nous est parfois bien mince…

Moi et l’Autre

Mes souvenirs d’immigrants remontent à ce Juif aussi gros et âgé que son Oldsmobile bleu chargé à bloc, qui passait dans les ruelles de l’Est de Montréal pour vendre ses guenilles en Fortrel aux femmes du quartier pendant que les maris étaient au travail. Un autre nous donnait des os à moelle dans la boucherie qu’il tenait rue Hochelaga à l’époque où la viande halal ne faisait pas partie de notre vocabulaire. Avec son sourire édenté, il me tendait chaque fois un suçon que je m’empressais de refuser de peur de lui ressembler un jour.

En périodes de canicule, l’Italien croisé dans l’autobus sentait fort l’ail et sa camisole chargée de la sueur de son labeur empestait nos narines puériles. Mais même le Haïtien qui s’est nonchalamment frotté le sexe contre mes fesses fraîches d’adolescente dans un métro bondé à cinq heures n’a pas réussi à exaspérer ma tolérance vis-à-vis de l’arrivée d’étrangers dans mon entourage; j’étais moi-même étrangère dans mon propre pays.

Sans compter le Canada, qui m’a accueillie avec cette même haine qui nourrit les guerres fratricides depuis des siècles et des siècles, moi qui, du haut de mes 17 ans, bafouillais un anglais approximatif et ne demandais pas mieux que de connaître un peu plus mes voisins éloignés…

De l’urgence de se dé-Trump-er

Ce n’est pas en se refermant sur lui-même que le Québec deviendra un pays. Vous voyez un danger en l’immigration? Dé-Trump-ez-vous!

On tue notre nation à coup de Netflix et de Tim Horton’s, d’autoroutes et de Walmart, de ketchup Heinz et de Starbuck Coffee. On a abdiqué. L’Oncle Sam nous a bien eus. Avec la bénédiction de nos gouvernements en prime.

Le 26 janvier dernier, à l’occasion de la Nuit des idées, 200 000 personnes se sont réunies dans 40 pays étalés sur les cinq continents pour réfléchir à « Un monde commun ». Pour Mathieu Potté-Bonneville, philosophe, responsable du pôle Idées et savoirs à l’Institut français de Paris et co-coordonnateur de cet événement grandiose, il s’agissait de « construire la plus grande initiative de débat d’idées du monde, de Tokyo à Los Angeles et de Helsinki à Johannesburg. » La nuit s’est achevée avec une conférence sur les utopies, en compagnie de représentants de la Nasa, de spécialistes de l’intelligence artificielle, d’artistes et de chercheurs.

En furetant sur la  carte illustrant toutes les activités qui avaient lieu au Qatar comme en République tchèque, en Estonie, à Melbourne ou à Madagascar, en passant bien sûr par la Finlande, l’Ukraine, le Togo, l’Espagne, la France, les États-Unis et l’Azerbaïdjan, mon étonnement s’est transformé en malaise profond. Rien au nord de New York. Pas même à Montréal. Nous étions probablement trop occupés à nous regarder le « nombouril ». D’autres, de peur d’en perdre la trace ou de se voir anéantis par un flot d’immigrants, échafaudaient les pires plans.

« Ce qui est aujourd’hui le plus partagé, c’est le désir de repli », a rappelé tristement Mathieu Potte-Bonneville à France culture à trois jours de la Nuit des idées.

Il serait peut-être temps qu’on y réfléchisse en même temps que tout le monde, non?