Paul Piché, Loco Locass et quantité d’autres artistes québécois prônent la souveraineté du Québec. Les Cowboys Fringants s’intéressent aux espaces naturels. Richard Desjardins défend la forêt. Dominic Champagne s’insurge contre le gaz de schiste. Roy Dupuis vient au secours des rivières, pendant que Guy Laliberté y met sa goutte d’eau… potable. À une époque où environnement et identité demeurent en péril, Ensemble s’est entretenu avec l’artiste multidisciplinaire à réputation internationale René Derouin qui, depuis 60 ans, explore les notions du territoire et de l’identité. Après deux décennies d’un symposium d’art in situ marquées par le succès, l’octogénaire sillonne désormais ses terres intérieures.

René Derouin, parlez-nous de votre parcours.

Je suis un observateur de la nature. Le problème, c’est que je ne sais pas quoi prendre d’elle. Est-ce que je fais l’ensemble du paysage? La montagne en face, comme Cézanne? Un arbre, une feuille, ou l’intérieur d’une feuille? Je suis incapable de me décider. Je place et déplace les choses et je laisse faire le temps. Les jours passent, puis un matin, je trouve l’œuvre terminée.

Je suis un instrument de l’art. La beauté du monde est trop grande pour que je puisse la choisir.

derouin-decoupages

Comment résumer votre art?

Mon art est au-delà de la politique. Je suis près de la nature, mais je ne suis pas un artiste qui sort avec un drapeau pour défendre l’environnement. Je suis près de Dominic Champagne, mais je ne suis pas quelqu’un qui va descendre dans la rue.

Quel est votre engagement vis-à-vis du Québec?

Je suis très engagé. Pas au point de vue politique, mais sur le plan émotionnel. J’ai beaucoup vécu au Mexique. Les gens savaient que j’étais un militant pro-catalan. Les deux échecs référendaires ont eu une grosse répercussion sur nous (artistes) sur le plan international. Les Mexicains savaient que mon art et mon engagement identitaire étaient portés non pas sur l’indépendance du Québec, mais sur le fait d’« être ». Le projet n’aboutissant à rien, ça me ramène davantage à l’exil et à la solitude. Il n’y a pas de société qui naît. Tu peux exister en tant qu’artiste, mais tu es toujours en lutte de reconnaissance.

La question surgit : « Vous venez d’où? » Là, il faut que je me réclame du Canada, de l’ambassade et du passeport, et je suis en négation avec ce que j’ai toujours prétendu par rapport à ma communauté et à ma culture. C’est là qu’on a un problème de fond. Je pense qu’on ne peut plus devenir un artiste international quand on est Québécois.

Ça explique pourquoi j’ai créé les Jardins du précambrien. Je me suis dit : « Plutôt que d’aller ailleurs, on va amener le monde ici, dans la région. » On a réussi pendant 20 ans.

Quel a été l’impact de cet événement?

Les gens passaient une heure, deux ou plus sur le site, même s’il n’y avait rien de spectaculaire. C’était davantage un « état d’être ». Ils découvraient l’art, et peut-être davantage la nature, ou le temps qu’ils s’étaient donné pour aller s’asseoir et lire un poème. On avait entre 10 et 15 000 personnes par année. À peu près toutes les grandes personnalités sont venues: Serge Bouchard, Denis Arcand, Jean-Paul Lallier, Pierre Dansereau… On a toujours eu une qualité d’échanges exceptionnels avec le public.

Pourquoi avoir fait relâche?

J’avais annoncé qu’à 80 ans, je reviendrais entièrement à mon œuvre. J’ai toujours été bénévole. Pour que ça se poursuivre, il faudrait trouver une autre structure. Moi, ma démarche est terminée. J’ai travaillé sur la migration, le métissage et l’exil. Mon exposition sur la migration s’est terminée en 1992 au Musée des Beaux-Arts du Québec. Ensuite, j’ai eu le largage en 1994 dans le fleuve St-Laurent. Puis, j’ai créé les Jardins du précambrien. J’avais décidé de me sédentariser. Cela étant terminé, je me retrouve uniquement avec mon œuvre, dans la solitude. Il faut que je retourne vers l’intériorité.

largage-1994-fleuve-sain-laurent-1

Votre attachement au territoire est viscéral.

Je me suis toujours considéré comme un continentaliste sans frontières, mais avec une culture. Ma culture étant menacée, c’est troublant. En tant qu’artiste, c’est mon interrogation à l’heure actuelle. Est-ce que je serai le seul à survivre? Est-ce qu’on ne sera qu’une petite poignée? On va être en voie de dépréciation, de décadence.

Les anthropologues le disent : les peuples qui ne s’affirment pas finissent dans l’alcoolisme et la déchéance. C’est ce qu’on vit actuellement. Une perte d’identité, une perte des valeurs, une télévision complètement stupide. Je ne peux plus supporter le rire des gens. Ils rient de leur malheur, de leur non-être. C’est une névrose collective.

Nous les artistes, on défend des valeurs. Mais nous sommes marginalisés dans une société qui s’en va ailleurs. On reste solitaire de notre art.

Justement, qu’est-ce qu’un artiste?

Ce qui définit l’artiste, c’est qu’il est beaucoup dans le silence et dans l’observation. Et cet état-là permet de transmettre ce que l’on voit. Il n’y a jamais personne qui a inventé la musique. Le compositeur, c’est quelqu’un qui devient attentif à la musique et il l’écrit. Moi je suis un transmetteur. Je suis à l’écoute de quelque chose qui existe. Cette écoute-là est possible pour tout le monde.

Vous avez souvent pris position en faveur d’une meilleure intégration de l’art au sein des communautés, à commencer par la vôtre. La culture est-elle la planche de salut des régions?

La culture est la planche de salut pas seulement des régions, mais la seule voie face à la société de consommation, qui menace notre identité, nos valeurs et la civilisation elle-même.

J’ai un malaise avec le fait que notre société se met au rencart très vite. Au Québec, on tablette les artistes à 60 ans.

Que penser de ces villes qui se servent des artistes pour attirer plus de touristes?

Une ville, c’est une ville. Pas du show business. Montréal est en train de devenir une ville de spectacles. Québec aussi. Nous faire des flashs lumineux dans tous les coins et illuminer le pont Champlain, je trouve ça complètement débile. Montréal ne s’est pas prise en mains dans son propre développement et joue la ville-spectacle. Une fois que les fêtes (du 375e) vont être finies, je me demande ce qu’il va rester de culture sur tous les millions qu’ils auront dépensés. Il n’y a presque rien en histoire.

Vous avez mis votre talent au service d’une chaîne d’alimentation établie dans votre village. Pourquoi marier art et affaires?

Pour moi c’était important sur le plan de l’art. Le danger, c’était que je devienne le porte-drapeau des anti-centres d’achats. La municipalité refusait l’agrandissement du Métro et j’ai dit au propriétaire : « Je vais te proposer un projet d’aménagement. Une œuvre intégrée. » On a présenté une maquette au comité d’urbanisme et le projet a été accepté en vingt minutes. Ensuite, on l’a présenté à la population de Val-David et j’ai senti que les gens étaient derrière nous. Je suis allé faire une conférence à l’Union des municipalités du Québec et plusieurs maires sont venus me demander de faire pareil chez eux. Je leur ai dit : « Trouvez un artiste chez vous. » Mon métier ce n’est pas de sauver des centres d’achats ou des supermarchés. C’était un gros risque, parce que c’était une œuvre publique au cœur du village. On était obligés de réussir.

Donnez-nous votre définition de l’art.

Faire de l’art, c’est chercher à travers la spiritualité une vision intérieure de l’être. Pourquoi sommes-nous ici? Pourquoi fait-on ce que nous faisons? Il n’y a pas de retraite dans ça. Ce n’est pas une carrière, ce n’est pas un métier, c’est une façon d’être. Tu n’es pas la moitié d’un artiste ou un artiste le soir ou la fin de semaine. L’art est la seule préoccupation de ma vie et c’est ma survivance.

Parlez-nous de Rapaces et de ce qui entoure ce nouveau projet.

Rapaces est un aboutissement de ma préoccupation. J’avais fait l’aigle de la mondialisation avant. C’était l’aigle emblématique du pouvoir.

Je me suis inquiété un moment en me disant : « Est-ce que je suis en train de faire de l’art politique?

On vit dans un monde de rapaces. On l’a vu avec le développement de l’argent dans les paradis fiscaux. Nos hommes politiques le savent et ne le dénoncent pas parce qu’ils sont eux-mêmes inscrits dans ce système de rapacité-là. L’État se rapetisse et les multinationales grossissent. La rapacité est normale chez les oiseaux de proie mais pas sous l’idéologie politique, une idéologie imposée à travers la mondialisation qui veut que les états disparaissent. L’identité va disparaître et on va devenir que des consommateurs. Et ça va au-delà des nations. C’est la destruction des cultures. Nous sommes des nuisances pour les multinationales. Ce qu’ils veulent, c’est des consommateurs.

L’exposition Rapaces comprend vingt-cinq œuvres réparties sur trois sites.  Le public peut admirer le tiers de celles-ci jusqu’au 17 décembre à la Galerie Éric Devlin. Les œuvres et les écrits reliés à l’ensemble de la collection figurent dans Rapaces, douzième ouvrage en carrière de l’artiste, présenté avec succès au dernier Salon du livre de Montréal. L’exposition itinérante intitulée Les derniers territoires et relatant les 30 dernières années de création de René Derouin atterrira à Rouyn Noranda du 2 décembre au 5 mars 2017.