« Les soldats venaient de passer une journée à décimer les huit-cents habitants. Il ne restait que les enfants. Ces derniers avaient été séparés et enfermés dans le bâtiment de l’école. Dans la cour, les soldats se disputent. Certains ne veulent pas les tuer, la plupart ont moins de douze ans, certains sont en bas âge. Puis le commandant s’avance, déterminé, et arrache un petit garçon de la foule. Il le lance en l’air et l’embroche avec sa baïonnette. Le débat était clos ».

Cette tragédie innommable racontée sans détour par le journaliste Mark Danner dans l’ouvrage The Massacre at El Mozote et dont l’extrait est librement traduit ici, est survenu en plein cœur de l’Amérique centrale, il y a 35 ans presque jour pour jour.

Le 11 décembre dernier, ce terrible carnage a été commémoré dans la petite ville située à 200 km au nord-est de la capitale San Salvador.

Fin d’un long processus de recherche et d’identification

Vingt-et-une victimes sont restées plus de trois décennies sans sépulture. Les derniers ossements n’ont été déterrés et identifiés qu’en 2015. Acheminés dans des petits autels blancs, ces derniers ont été enterrés dans différents villages environnants par les familles les 9 et 10 décembre.

La cérémonie officielle de clôture des commémorations a eu lieu en présence du vice-président salvadorien Oscar Ortiz, du représentant du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme pour l’Amérique centrale Alberto Brunori et de l’avocate des victimes, Dorila Marquez.

Ayant elle-même perdu plusieurs membres de sa famille dans ce « haut-lieu de tristesse », Me Marquez déclarait au terme de son discours: « Notre tristesse ne peut être atténuée que par la justice ».

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Monument réalisé à la mémoire des victimes.

Les ossements acheminés pour le 35e anniversaire de l’hécatombe ont fait l’objet de prélèvements ADN par un groupe indépendant d’experts légistes argentins. Ces spécialistes sont déjà intervenus dans l’enquête sur les quarante-trois disparus d’Iguala au Mexique, disqualifiant totalement la version officielle du Parquet fédéral mexicain sur les évènements.

Une première cérémonie de remise de restes osseux et d’inauguration d’un nouveau monument aux morts a eu lieu en février dans le canton La Joya, situé à proximité du charnier.

« Libérer » le pays du « terrorisme » marxiste

El Mozote s’est trouvée sur le chemin d’une opération de contre-insurrection baptisée non sans cynisme « Opération Sauvetage » (Operación Rescate). Au sud du village s’élevait un poste de commandement de l’« Armée populaire révolutionnaire » (ERP), l’un des groupes de guérilleros qui composaient le Front José Marti de libération nationale (FMLN).

D’après le bureau des droits humains du Parquet salvadorien, le commandant du bataillon El Atlacatl qui menait l’opération, Domingo Monterrosa Barrios, a veillé personnellement à ce que tous les enfants soient éliminés.

Une partie de la droite et de l’armée salvadorienne défend encore aujourd’hui la mémoire de Monterrosa, le présentant comme un héros, un patriote et un grand stratège, dont les assauts musclés auraient permis de libérer le pays du « terrorisme marxiste ». Le colonel est mort en 1984 dans une chute d’hélicoptère.

Documents fraîchement déclassifiés

Le renseignement étasunien affirme que George H. W. Bush s’est rendu au El Salvador deux ans après le massacre pour tenter de calmer les ardeurs du gouvernement militaire envers la guérilla marxiste.

Des dossiers mentionnés par Telesur précisent que George Bush père a rendu une visite confidentielle aux autorités salvadoriennes en décembre 1983 pour traiter de la guerre civile qui faisait rage dans le pays.

Bush avait reçu du Département d’État la consigne suivante : “faire comprendre aux autorités politiques et militaires du Salvador qu’un changement d’attitude envers les droits humains est nécessaire”.

La délégation américaine a indiqué au gouvernement salvadorien que les escadrons de la mort – qui avaient notamment abattu l’archevêque Oscar Romero et violé des missionnaires catholiques étasuniennes – devaient être renvoyés du pays et que l’armée devait être plus « efficace ».

Appel à la justice

L’enquête de responsabilités a débuté il y a deux mois à peine, lorsqu’une loi générale d’amnistie datant de 1993 a été déclarée inconstitutionnelle par un juge de la Cour suprême salvadorienne.

Pour les défenseurs des droits humains au Salvador, la levée du voile d’immunité pénale recouvrant tous les faits d’armes de la période de guerre civile a été une première victoire contre l’impunité des crimes d’État.

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Les dernières victimes d’El Mozote enfin réunies et honorées. (tweeté par @d_remberto)

L’ONG Front line defenders parle d’une « volonté de battre en brèche l’impunité » devenue aujourd’hui « plus forte que la capacité de l’État à opprimer le peuple ». La lutte contre l’impunité est un motif marquant du réveil récent des sociétés civiles dans plusieurs pays d’Amérique latine traversés par la violence d’État anticommuniste dans les années 1970-1980.

Une guerre financée par l’administration Reagan

En plongeant le pays dans douze années de guerre civile (1980-1992), le gouvernement salvadorien, avec l’aide militaire et financière des États-Unis, entendait éliminer la guérilla marxiste du FMLN.

Peu d’informations ont filtré au fil des ans dans les médias pendant cette période sanglante; l’enquête de Mark Danner date de 1994.

Le bataillon  El Atlacatl a été équipé et armé par le gouvernement étasunien pendant toute la durée du conflit, n’en déplaise à George Bush père. Son commandant, Domingo Monterrosa Barrios – ainsi que de nombreux autres gradés – était issu de l’École militaire des Amériques, un établissement géré par le Département de la Défense des États-Unis.

Un rapport du service de recherche du Congrès des États-Unis (CRS) indique qu’au plus fort des événements, les États-Unis soutenaient le gouvernement salvadorien à hauteur d’un million de dollars par jour.

Ce soutien s’exprimait par la présence de conseillers militaires, de personnel militaire d’encadrement, par les ventes d’armes et par une aide financière directe. L’historien Walter LaFeber considère qu’à la fin des années 1980, « l’aide étasunienne comptait pour presque cent pour cent des recettes du budget de l’État du El Salvador ».

Cette atrocité ne fut pas la seule perpétrée par la Garde nationale, les escadrons de la mort et les forces armées salvadoriennes au cours de la guerre civile contre le Front Marti de Libération Nationale (FMLN). Toutefois, la tragédie d’El Mozote constitue l’un des pires massacres de civils dans toute l’histoire des Amériques. Aucune poursuite n’a encore été engagée.