Fermeture forcée de 180 médias et 370 associations, arrestations de quelques 140 journalistes et de 50 000 individus issus de toutes les couches de la société civile turque, mises à pied de 100 000 fonctionnaires ; les chiffres du bilan des purges en cours depuis le coup d’état manqué du 15 juillet dernier sont vertigineux. Difficile d’établir le nombre exact d’individus arrêtés en raison de leur dissidence politique, bien que l’aspect plus répressif que sécuritaire de ces épurations  se vérifie de jour en jour, tandis qu’une partie de la presse internationale titre encore, incertaine, « La Turquie est-elle au bord de la dictature ? ».

En vérité, le régime turc n’a pas attendu le 15 juillet 2016 pour sombrer soudainement dans le despotisme, poursuivant un processus en cours depuis plusieurs années déjà. Un constat que les diplomaties européennes peinent encore à assumer, prises au piège de l’accord sur les migrants signé avec Ankara. Il ne s’agit plus de s’interroger sur ce que la Turquie est déjà devenue, mais bien plutôt de chercher à savoir quel projet de société le régime en place cherche à imposer.

Une culture de la conspiration au service de la répression

Au lendemain du 15 juillet, l’instauration de l’état d’urgence propose de purger les services publics des éléments liés à l’organisation secrète de Fetullah Gülen [aussi appelée FETÖ] et accusée d’être à l’origine du putsch. Ces purges sont rapidement étendues à différents milieux de gauche accusés d’être en lien avec l’organisation terroriste du PKK [Parti des Travailleurs du Kurdistan]. Ces deux motifs, pourtant différents, sont employés simultanément lors des arrestations et des mises à pied de dizaines de milliers individus, le gouvernement se contentant d’évoquer les liens présumés des suspects avec FETÖ et le PKK, indistinctement.

Devant le flou juridique entourant cet état d’exception, la Turquie a vu en l’espace de quelques mois 180 de ses journaux, sites d’information et chaînes télévisées, pour la majorité kurdes, fermer les uns après les autres.

En parallèle, un nombre exubérant d’arrestations aux motifs peu explicites et estimé à près de 50 000 personnes, selon le site internet Turkey Purge, auquel l’accès est bloqué depuis la Turquie.

La rhétorique complotiste employée par l’État et dénonçant l’existence d’un « État profond », agissant au cœur même des institutions, est courante et ce, dans tous les milieux politiques depuis la guerre froide. Une rhétorique dans laquelle s’est illustré l’AKP, d’Erdoğan, dès son accès au pouvoir en 2002. Il n’y a qu’à voir la suite de scandales et d’affaires mettant en cause plusieurs organisations secrètes dénoncées par le parti sur plus de dix ans : Ergenekon, Seldgehammer, Fetullah Gülen ; autant de noms utilisés par le pouvoir pour pointer du doigt un ennemi intérieur, dans d’obscures affaires où les faits s’avèrent difficiles, voire impossibles à rétablir.

Manifestants ou terroristes ?

Mythe ou réalité, il n’en reste pas moins que chacun de ces complots, une fois déjoué, n’a jamais bénéficié qu’au même homme et à sa famille politique, Tayyip Recep Erdoğan. Réel, fictif ou encore connu d’avance des services de renseignement turcs, le putsch raté du 15 juillet 2016 ne déroge pas à cette règle et permet au président turc l’exercice d’un pouvoir rendu sans limite par l’état d’urgence.

À cette rhétorique conspirationniste, il est nécessaire de rajouter la rhétorique terroriste, participant elle aussi à la dynamique totalitaire turque. En 2013 déjà, le président Erdoğan et ses partisans croyaient lire dans les événements de Gezi, à Istanbul, l’œuvre d’un complot international, accusant divers états, associations étrangères ou personnalités d’en être à l’origine. Différents journalistes étrangers couvrant ses manifestations avaient été arrêtés, parmi lesquels deux reporters canadiens de la CBC. Il avait alors désigné les manifestants comme des « terroristes ».

Ce terme servira par la suite à justifier la remilitarisation de la question kurde et l’arrestation d’activistes, après l’attentat de Suruç du 20 juillet 2015. L’attaque, attribuée à l’État Islamique par Ankara mais jamais revendiqué par ce dernier, marque l’entrée de la Turquie dans le conflit militaire irako-syrien par une série de frappes aériennes sur les deux pays dans les jours suivants, mais ciblant en majorité le PKK – une soixantaine de frappes contre moins d’une dizaine contre l’EI.

Parallèlement, une vaste opération policière déclenchée à travers la Turquie a mené à l’arrestation de près de 1 400 individus en l’espace de quelques jours seulement. Parmi ceux-ci, une majorité d’éléments d’extrême-gauche pour 350 individus seulement affiliés à l’EI.

En relançant la militarisation du conflit kurde sur son territoire et à l’étranger, la Turquie ouvre un front multiple contre les milices kurdes présentes à la fois sur son territoire, en Syrie et en Irak.

Cette campagne lancée contre toute la dissidence kurde activiste, politique ou armée, devient alors la priorité des forces de l’ordre et de l’armée turques, avant l’EI.

La question kurde, priorité de l’agenda turque

En apparence, les purges en cours depuis juillet dernier, ne concernent pas seulement les milieux « pro-kurdes », comme en témoigne l’arrestation récente des douze employés du quotidien Cumhuriyet, leur rédacteur en chef et leur directeur. De même, le double chef d’accusation « PKK-FETÖ » empêche toute estimation de la part d’arrestations effectivement liées à la mouvance pro-kurde. Toutefois, en se tournant vers les milieux politiques, il devient clair qu’une opération coordonnée est à nouveau en cours contre cette dissidence avec l’arrestation, le 4 novembre, des co-présidents du HDP, parti des minorités et deuxième parti d’opposition au pouvoir, ainsi que 9 députés.

La veille de ces arrestations, on dénombrait un total de 46 co-maires démis de leurs fonctions et de 32 autres interpellés, selon les informations fournies par le parti à la presse internationale. Tous sont issus de cette formation majoritairement présente dans le sud-est kurde de la Turquie.

L’emprisonnement presque exclusif des élus du HDP devrait dès lors alerter sur le sens de ces purges. Le CHP, principal parti d’opposition kémaliste, n’est-il pas encore relativement toléré par les autorités ? Ce sera seulement une fois que ce dernier sera visé par les purges que la Turquie ne sera plus une dictature, mais un régime totalitaire à parti unique.

Épuration en cours

En attendant ce jour, l’état turc poursuit principalement une politique de remplacement de la frange pro-kurde de sa population dans le sud-est. D’où l’arrestation presque systématique des journalistes étrangers s’aventurant dans la région et qui, elle aussi, trahit l’agenda du pays ; le placement en garde à vue du journaliste français Olivier Bertrand, le 10 novembre à Gaziantep, en est un exemple récent.

L’insulte au président pénalisée, le fastueux Palais d’Ankara, l’omniprésence du culte de la nation, le projet de réforme de la Constitution pour les pleins pouvoirs présidentiels; les nouvelles de Turquie qui parviennent en Europe et outre-Atlantique s’accumulent comme les scènes d’un folklore dictatorial où le président Erdoğan n’aurait comme objectif final que de renforcer son pouvoir personnel.

Les titres s’enchaînent, anecdotiques et répétitifs, comme autant de libertés fondamentales bafouées les unes après les autres, laissant suggérer un appareil répressif s’activant comme par plaisir et broyant machinalement les voix dissidentes.

Cette réduction de l’actualité turque à une sorte de combat idéologique mené contre les valeurs universelles est dangereuse, car elle tend à négliger la priorité de l’État turc : épurer la population kurde de tout élément dissident et de leur relais éventuels dans la société civile. En Syrie comme en Irak, la Turquie ne cesse de renforcer sa présence militaire sous couvert de participer à la lutte contre l’État Islamique.

Si le régime ne ménage pas ses anciens détracteurs, comme le règlement de compte qui a eu lieu au travers de l’arrestation du personnel et de la direction du journal Cumhuriyet, d’orientation kémaliste, le président Erdoğan reste toutefois prudent avec les élus issus de cette formation politique – pour le moment. Une retenue qui en dit long sur l’agenda turc.