D’un côté, le paysage éblouissant de la toundra, la troublante sagesse des Inuits, de l’autre, les bouteilles vides de vodka, les parents ivres morts et les enfants «qui ne comptent pas». Comme le dit la narratrice : «C’est juste que c’est trop ici, trop beau ou trop dur.»

Nirliit, c’est le titre qu’a choisi Juliana Léveillé-Trudel pour son premier roman, un livre par fragments de 184 pages qui se situe quelque part entre le ravissement et le désenchantement. Nirliit pour oies. Ces oies qui, chaque année, refont le même voyage : du sud au nord, du nord au sud. Nirliit pour cette jeune femme du Sud qui s’envole pour Salluit, le temps des quelques mois d’été.

Juliana Léveillé-Trudel, qui peut désormais ajouter le statut de romancière à la liste de ses nombreuses occupations, n’en est pas à ses premiers balbutiements en écriture. Celle qui a fondé le Théâtre de brousse en 2011 a également écrit deux pièces qu’elle a elle-même mises en scène et jouées. Elle tient également un blogue, Garder le nord, où elle raconte sur un ton humoristique ses aventures au Nunavik où elle travaille en éducation depuis 2011. C’est également vers le Grand Nord que sa plume s’est tournée dans Nirliit.

Les voix silencieuses

«Vous autres les Inuits, vous ne parlez pas, et nous autres les Blancs, on parle trop…»

Briser le silence, c’est ce que fait Juliana Léveillé-Trudel. Elle donne une voix à tous ceux qui se taisent, qui se recroquevillent dans l’ombre. La narratrice, qu’on pourrait facilement associer à l’auteure, s’adresse à Eva, une femme disparue dans les eaux du fjord, mais dont l’esprit continue de l’habiter. Elle prête une voix à cette amie qui lui a été brutalement enlevée, tout comme elle prête une voix aux enfants et aux adolescents qu’elle côtoie ou qu’elle a côtoyés dans le passé.

Toutes ces voix portent le drame du Nord, un drame qui se tisse d’alcool, de drogues, de vols, de viols, de bagarres, de suicides, d’abandons. Nirliit ne cherche pas à déguiser la réalité, pas plus qu’il ne reproduit les clichés mille fois entendus sur les Premières Nations. Au contraire, il les évite. Nirliit est le témoignage rare et précieux d’authenticité d’une jeune femme qui assume son regard tout en le remettant sans cesse en question.

Cette jeune femme nous dit que oui, les Inuits boivent, fument, mangent du fastfood, dorment tout l’après-midi et ne rentrent pas travailler, mais lorsqu’une mère ivre hurle sur sa fillette de quatre ans, lorsqu’un père bat son fils, lorsqu’une jeune fille de treize ans s’est fait violer par quatre travailleurs de la construction, on comprend que la misère entraîne la misère et que les portes de sortie sont rares. La narratrice ne s’en cache pas : «j’en ai plein mon cul de ne jamais pouvoir me fâcher après qui que ce soit parce que vous avez toujours un drame démesuré pour excuser vos manquements». Malgré tout, quelques fois, une petite voix réussit à se frayer un chemin jusqu’au soleil, jusqu’au Cégep, jusqu’au Sud.

«Des parenthèses à l’infini»

Plus encore que le récit d’amour et d’amitié d’une femme pour un peuple trop souvent mis de côté, Nirliit est aussi le lieu d’un questionnement social plus important.

«Le Nord est dur pour le cœur. Le Nord est un enfant ballotté d’une famille d’accueil à une autre.»

Beaucoup d’hommes viennent travailler dans le Nord, mais ils ne font que passer. Ils se trouvent une femme, le temps de quelques mois, le temps qu’elle tombe amoureuse, le temps que s’allume en elle l’espoir d’un ailleurs, puis ils s’en vont sans un mot. Elle n’était qu’une parenthèse. Fly in, fly out.

Et si le Québec était comme cet homme et qu’il avait fait du peuple inuit «des parenthèses à l’infini» ? Et si le Québec les avait dépouillés de tout ce qu’ils possédaient ? Leur langue, «de plus en plus striée d’anglais», leur territoire, occupé par les barrages et les mines. Les Québécois ont la mémoire courte, ne se souviennent plus que le nom de leur pays, de leur province et souvent de leur ville vient de cette langue poétique et rugueuse «qui n’a pas suivi les avancées technologiques». Les Québécois oublient qu’être «“maîtres chez nous” c’est aussi maîtres chez eux» et que les barrages hydroélectriques tuent tranquillement la toundra.

En échange, le Québec leur a donné la gratuité, une gratuité qui devient de plus en plus difficile à expliquer : «quand une mère seule travaille comme une folle à un salaire de misère pour arriver à payer son loyer, elle ne comprend pas pourquoi vous auriez le vôtre gratuitement, payé par ses impôts à elle». Où est la solution ? Comme le dit la narratrice : «des fois je me dis mais quel bordel et je voudrais que quelqu’un quelque part me donne la bonne réponse.»

Chaque été, la narratrice revient pourtant, peut-être pour trouver cette réponse, peut-être parce qu’au-delà de toute cette misère, le Grand Nord renferme une profonde beauté. «Une beauté en forme de coup de poing dans le ventre, il y a juste la toundra qui fait ça, paysage complètement démesuré et bouleversant tout seul au bout du monde avec si peu de gens pour l’admirer.»

Nirliit, Éditions La Peuplade, octobre 2015, 184 pages.