La préposée introduit la grosse seringue de plastique dans la bouche du vieil homme alité. Elle répète : « Réveillez-vous M. Michauville, c’est l’heure de manger! » Les yeux mi-clos, le vieillard ne l’a manifestement pas entendue; le nonagénaire s’éloigne un peu plus chaque jour de la conscience et de la vie.

L’employée n’a que quelques minutes pour le nourrir. Les cabarets repas seront ramassés à peine 30 minutes après leur distribution et elle a plusieurs patients à faire manger. En désespoir de cause, après avoir rehaussé la tête de lit du patient et lui avoir tapoté sur l’épaule pour le ramener à la réalité, elle finit par lui administrer à la seringue la purée insipide qui lui est destinée. Il s’étouffe à la première poussée du piston. Encore aujourd’hui, il ne mangera pas. La préposée doit passer au suivant. Le temps presse.

La préposée, c’était moi, il y a maintenant des années, dans un hôpital des Laurentides.

Vous vous dites que tout cela a changé? Vous avez raison. Mais c’est pour le pire. Depuis les années 80, les coupures de budget n’ont pas cessé. Dans cette situation, rien de tel qu’une opération charme pour faire plébisciter la médecine du bon Dr Barrette et sa gastronomie. Ne reculant pas devant l’odieux et le ridicule, il a osé proposer à des journalistes du « coq au vin » à trois dollars ou encore un « velouté de carottes avec de la lasagne » à 2,14 $. Pour quelques sous de plus, ces deux plats sont aussi disponibles en « version molle ». L’imagination ajoute aussi aux plaisirs du petit déjeuner en CHSLD avec l’avènement de l’incomparable….toast en purée (sic).

Vous avez perdu du poids, Dr Barrette. Sans doute vous êtes-vous administré cette diète recherchée dont nous risquons tous, dans notre grand âge, de faire l’expérience éventuellement.

Mais ce n’est pas tout. Il s’agit ici d’un service « couette et café » ou plutôt chambre à quatre et pension. Vous y expérimenterez de longs après-midis attaché à votre fauteuil plastifié à haut dossier dans un corridor glauque, avec pour seule distraction, les ronflements ou les cris de vos congénères. Mais qu’à cela ne tienne, il suffit de se débarrasser de ces contentions, n’est-ce-pas? Vous tenterez cet exploit à vos dépens et ne réussirez qu’à rester coincé entre le fauteuil et sa tablette, à moitié affalé à terre. Cet après-midi, vous obtiendrez en prime un « petit calmant » qui achèvera de vous désorienter. Vous vous retrouverez peut-être, au coucher du soleil, à baigner dans votre urine, la couche détrempée et, comme votre voisine d’infortune, vous crierez en pure perte « Garde, garde » à du personnel épuisé, blasé et dépassé par la charge de travail.

Consolez-vous… Demain matin, vous aurez droit à un bain « au car wash » et cette fois, aucun danger d’incontinence. Vous serez transporté au bain à moitié nu, la jaquette ouverte dans le dos, dans une chaise à roulettes avec un banc de toilette et un contenant sous-jacent amovible en cas de besoin. Rien de trop beau, vous serez l’heureux compagnon de votre voisin ou voisine de bain, dans la même pièce et qui sait, aujourd’hui, madame, ce sera peut-être un homme qui vous lavera, le rideau grand ouvert béant sur la baignoire voisine.

Je vous vois venir avec LA question : est-ce pour cela que j’ai payé tous ces impôts?

Permettez-moi de vous retourner la question : est-ce pour cela que les banques canadiennes ont fait des dizaines de milliards de profits cette année? Est-ce pour cela que les paradis fiscaux regorgent d’argent impunément placé à l’abri de l’impôt? Est-ce pour cela que les taux d’imposition des grandes entreprises au Québec et au Canada fondent depuis des décennies?

Vous n’avez pas envie de profiter de la médecine du bon Dr Barrette : je vous comprends. Moi non plus. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui se fait ailleurs?

L’ancien ministre de la santé Réjean Hébert affirmait déjà en 2015 à Radio Canada qu’il en coûtait de 8 à 10 fois moins de maintenir une personne âgée à domicile que dans un CHSLD.  Cela, la Suède l’a compris depuis longtemps puisque selon l’OCDE, 70 % des personnes âgées en perte d’autonomie demeuraient chez elles en 2013. Avec, bien entendu, un budget approprié pour leur donner les services affiliés.

Quelques chiffres pour décrire la situation dans la dernière décennie : selon le CERIUM, si le Québec dépensait en santé comme la Suède, il économiserait $3,5 milliards annuellement. Vous allez me faire remarquer que c’est peut-être à cause de la privatisation des soins ? Vous vous trompez : elle est plus faible en Suède (18,3 %) qu’au Québec (28,6 %). Mais il y a plus. Au Québec, la hausse des dépenses en médicaments a provoqué à elle seule près du quart de l’augmentation des dépenses de santé entre 1985 et 2010.

En conclusion, encore une fois, les Scandinaves font plus avec moins. Comment y arrivent-ils ? Deux ingrédients miracle semblent expliquer la situation: décentralisation et transparence. Pour une population comparable, il y a 200 fonctionnaires au ministère de la santé suédois contre 680 au Québec. Les pouvoirs en Suède sont entre les mains des autorités locales, municipalités et régions, qui ont le droit de lever des impôts pour le financement des soins. Les décideurs sont plus près des besoins locaux et des patients et doivent rendre des comptes directement à la population.

M. Barrette, une petite visite à Stockholm, à vos frais, ça vous dirait? Mais peut-être n’êtes-vous pas intéressé puisque vous pourrez choisir, le cas échéant, de finir vos jours à domicile avec des soins privés de luxe, ce que l’écrasante majorité de vos commettants n’aura jamais les moyens de se payer.