Les quatre premiers noms des victimes, parmi les journalistes de Charlie Hebdo assassinés, ont été ceux des caricaturistes les plus connus. Ils étaient au moins dix dans la salle de rédaction à faire leur métier de journaliste, rédacteur en chef, réviseur, le crayon à la main ou le clavier au bout des doigts. Avec la motivation qui guidait leur bras et leur poing levés depuis des années, ces journalistes se sont toujours tenus debout malgré les menaces.

C’est comme si je venais de perdre des vieux potes qui m’ont accompagnée depuis mon adolescence avec leur génie de nous interpeler en quelques coups de crayon et quelques mots dans une bulle. On — les lecteurs de Charlie —, fidèles ou occasionnels, on l’attendait la une de Charlie. Une caricature et rien d’autre pour la une, impertinente, provocante, mais aussi parfois émouvante. De la satire de pure tradition que personne, du milieu politique ou d’ailleurs, ne pouvait empêcher depuis la naissance de Charlie en 1970. Seuls des assassins obscurs dépourvus de toute pensée critique, de toute tolérance et incapables de comprendre l’humour tentent de le faire avec des armes de guerre. 

On attend la une de Charlie et son éditorial parce qu’on ne sait pas d’avance ce qu’il nous a été préparé et parce qu’on sait d’avance que ça va nous cogner un peu le cerveau et les idées. Personne n’est épargné, que l’on soit pape, politicien, prophète, vedette du show-biz, homme ou femme d’État. Aucun tabou, rien que de la liberté, une fondamentale liberté d’expression dans une société laïque. Que l’on aime ou pas Charlie, que l’on soit d’accord ou non avec le ton, Charlie a le droit d’exister et de parler. Ce droit ne doit pas mourir et on doit se battre pour que ce droit soit universel et qu’il perdure.

Dans Charlie, on ne trouve pas du prêt-à-penser déjà prémâché par les courants uniformes des médias, toujours les mêmes. Ces médias de masse servent bien chaude une sauce si peu mijotée, faite à base d’information rapidement digérable, spectaculaire, à base de concentré de faits divers et de catastrophes. Des médias jugulés par des impératifs de ventes publicitaires ou par leur propre groupe de propriétaires et d’actionnaires. Si peu d’analyse, si peu d’opinions, si peu d’investigation.

La presse, les lecteurs et citoyens sont en deuil à cause de cet acte violent. Mais, outre cette violence, le journalisme indépendant se meurt, ses organes n’en finissent pas de rétrécir à petit feu, ne sachant plus à quel saint se vouer pour assurer leur subsistance et leur indépendance. Le gratuit — nouvelles d’internet, de quotidiens, d’hebdos — coûte cher aux lecteurs. Lecteurs bernés par la publicité qui occupe plus de la moitié des pages de ces journaux ou médias devenus pour nombre d’entre eux les seuls qu’ils arrivent à se payer. Lecteurs privés d’information fouillée, de livraison d’opinions plurielles, de débats de fond. Il n’y a pas de publicité dans Charlie, les lecteurs sortent des petits sous de leur poche chaque semaine. Mais Charlie se meurt aussi, un abonné de moins après l’autre, et des journalistes ciblés par dizaine.

Les journalistes ou caricaturistes menacés de mort ces dernières années sont quasiment sortis des radars des médias. Silence dans le brouhaha des gratuits et les réseaux sociaux qui se délectent de commentaires et discours creux. Tant de place pour les annonces qui nous poussent à consommer quoiqu’il arrive, que l’on soit en crise financière, religieuse ou économique. De Salman Rushdie aux douze caricaturistes danois, combien de médias se sont autocensurés? Et pourquoi? Pour ne pas mettre d’huile sur le feu? Pour que nous nous tenions tous bien éloignés les uns des autres, dans la peur, l’ignorance et la non-solidarité? Imaginez si nous avions le choix parmi nos journaux indépendants et si on se tenait très nombreux debout. Imaginez la force qu’on aurait face à l’obscur.

Alors riez, critiquez, car c’est encore le temps. Et pensez à ce que Charlie va titrer sur sa propre tragédie, car Charlie ne mourra pas. Cherchez et lisez.

Christine Gilliet est journaliste indépendante, membre de la Coopérative de journalisme indépendant (CJI), éditrice du journal Ensemble (journalensemble.coop), fidèle lectrice occasionnelle de Charlie Hebdo, de culture française et canadienne. 

Ce papier a été publié dans Ensemble et le sera dans le Journal Haute-Côte-Nord dans son édition hebdomadaire du 14 janvier 2015.