Après avoir fait carrière comme journaliste dans divers quotidiens privés ainsi qu’à la télévision et à la radio de Radio-Canada, Jacques Keable, auteur du livre Québec-Presse: un journal libre et engagé, paru récemment aux Éditions Écosociété, pose un regard lucide sur l’état de la presse au Québec. Il y revient sur l’expérience de Québec-Presse, un hebdomadaire progressiste, financé par le mouvement syndical mais radicalement indépendant, et lance un appel à un renouveau de la presse progressiste. Deuxième d’une série de trois textes adaptés d’une longue entrevue accordée à Simon Van Vliet dans les bureaux d’Ensemble, à Montréal. (lire le premier article)

Ensemble : L'expérience de Québec-Presse s'inscrivait dans une perspective de lutte contre l'uniformité idéologique de la presse de masse. Quarante ans après la disparition de Québec-Presse, le besoin d'un contre-poids idéologique à la presse capitaliste a-t-il jamais été aussi évident?

J.K. : C'est pour ça que je trouvais important d'une certaine façon de rappeler cette existence-là, pour dire que c'est possible d'y arriver. Pendant cinq ans, ça a été possible, dans le cas des centrales syndicales qui se sont élevées au-dessus de leurs intérêts particuliers pour soutenir un journal à qui ils ont reconnu une liberté extraordinaire: celle de critiquer non seulement le mouvement syndical, mais aussi celle de critiquer les sociétaires et les administrateurs du journal. C'est assez exceptionnel.

Ensemble : Cette liberté éditoriale, ce contrôle éditorial était accordé à 100% aux journalistes, s'inscrivait en rupture assez radicale avec ce qu'on voyait à l'époque dans la presse et avec ce que l'on voit encore aujourd'hui.  Est-ce une caractéristique essentielle de Québec-Presse?

J.K. : C'est ça qui est inédit dans le cas de Québec-Presse. Les propriétaires du journal ne mettaient pas les pieds dans la salle de rédaction. Quand on entrait là, on savait où est-ce qu'on était.  Comme ici à Ensemble. Vous savez très bien où est-ce que vous êtes. À partir du moment où c'est clair comme ça, le patron écrit un texte, une déclaration de principes, il l'affiche dans le journal, c'est connu et c'est ça qui guide les journalistes. Il n'y a pas un patron qui met ses grosses bottines chaque semaine dans la salle de rédaction pour dire: «la manchette ça va être ceci ou cela; vous allez couvrir tel événement ou pas». C'était vraiment la zone des journalistes de Québec-Presse. C'est eux et elles qui avaient le mandat de travailler dans le sens de la mission. Il y avait cette mission qui était exprimée dans la déclaration de principes du journal.

C'est une déclaration en 10 points qui expliquait – je vais reprendre les mots de Pierre Vadeboncoeur qui avaient inspiré cette déclaration de principe – que le journal allait faire une critique du monde de la finance, de la bourgeoisie, des intérêts économiques capitalistes et une critique des mouvements populaires, du syndicalisme, des groupes prolétaires, du point de vue de la gauche. Il n'y avait pas de zone d'ombre. On savait très bien où est-ce qu'on logeait.

Ensemble : En ce sens, Québec-Presse aurait pu se revendiquer de la tradition du journalisme critique d'Albert Camus, dont l'esprit était de libérer la presse du pouvoir de l'argent et de mettre les journalistes au service de cette mission première qu'est la défense de l'intérêt public, envers et contre tout. Est-ce cet esprit de journalisme de combat qui animait Québec-Presse?

J.K. : À Québec-Presse, on suivait d'une certaine façon l'actualité en essayant de la regarder d'un poste d'observation qui n'était pas celui du patronat ou de l'ordre en place, de l'ordre établi. On essayait de voir les événements du point de vue des forces de gauche, de manière générale, du point de vue des forces progressistes. C'est de ce point de vue-là qu'on essayait de regarder la réalité et de la transmettre, de la décrire, de l'analyser. Parce que le poste d'observation change tout, évidemment.

Et on ne prenait pas non plus pour acquis les déclarations qui venaient de tous les pouvoirs: les communiqués de presse qui nous arrivaient des chambres de commerce, du gouvernement, du service de police, peu importe. On prenait ça vraiment avec un gros grain de sel et on essayait d'aller voir quelle était la réalité que ça recouvrait.

Je pense que la situation est pire maintenant. Il y a 6 spécialistes en relations publiques pour un journaliste au Québec. Ça veut dire que chaque journaliste a quasiment derrière son épaule plusieurs lobbyistes ou conseillers des entreprises, des pouvoirs qui veillent sur ce qui est écrit. Donc, il faut toujours interpréter et réinterpréter ce qui nous arrive des pouvoirs sous forme de communiqués de presse ou de déclarations.

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À lire également dans Ensemble, la première partie de cette entrevue avec Jacques Keable : Regard sur l'état de la presse au Québec «Qu'un journal ait une orientation, ce n'est pas grave, surtout si le journal ou le média affiche cette position-là. (…) Ce qui est gênant, dans le cas des journaux aujourd'hui, c'est que ce n'est jamais écrit. On ne le sait pas. Ce qu'on nous dit, c'est que ce sont des journalistes honnêtes qui font honnêtement leur travail, qui sont objectifs, neutres, indépendants, mais on sait que ce n'est pas vrai. Ça ne peut pas être vrai. Ça n'existe pas un média qui n'a pas une orientation. C'est rigoureusement impossible.»

À paraître prochainement, la troisième et dernière partie de l'entrevue : Plaidoyer pour une nouvelle presse progressiste. «Il me semble qu'il faudrait qu'il y ait une sorte de regroupement qui donnerait des moyens. Les moyens financiers faut pas les sous-estimer. C'est important. Donc ça veut dire que ça prend une structure pour porter ça. Pour moi, ce serait important qu'il y ait au moins un média plus fort, une sorte de bateau amiral de la pensée progressiste au Québec. J'imagine que ça doit être possible quand même.»