Économie sociale : Deux mots qui, vraisemblablement, se conjuguent de mieux en mieux et ce, sur l’ensemble de la planète. C’est du moins ce qu’on a pu constater cette semaine à Montréal, à l’occasion du troisième forum mondial dédié à cette approche, le GSEF 2016.

Ayant comme point d’ancrage la solidarité, le terme d’économie sociale commence à peine à intégrer le vocabulaire de tout un chacun, mais rappelons que son concept était déjà bien en selle au Moyen Âge à travers les guildes, le compagnonnage, les confréries et autres corporations. On parle même, selon certaines sources, de « préhistoire coopérative ». Avec l’arrivée de la révolution industrielle du XIXe siècle, l’approche s’est précisée, alors que des travailleurs désireux d’améliorer leur sort se sont organisés autour d’associations ouvrières, de sociétés de secours mutuel et de coopératives diverses, y compris de crédit.

De nos jours, le Québec est considéré comme un chef de file en la matière. Près de 10 % de l’économie québécoise repose sur ce secteur. Aux dires de Jean-Martin Aussant, directeur général du Chantier de l’économie sociale et coorganisateur du forum montréalais, une poignée d’endroits sur la planète peuvent rivaliser avec un tel chiffre. « Il y a diverses raisons historiques et culturelles qui font que le tissu social québécois est relativement fort comparé au reste du monde », soutient l’économiste et ex-politicien.

« Nous assistons régulièrement aux Rencontres du Mont-Blanc ou à celles de l’INEES et à chaque fois, ces gens-là trouvent extraordinaire ce qui se passe chez nous, lance Marc Picard, directeur général de la Caisse d’économie solidaire Desjardins, commanditaire majeur de l’événement. D’abord par la diversité d’outils financiers : les fonds de travailleurs, le Mouvement Desjardins, la Caisse d’économie solidaire, le Chantier de l’économie sociale et l’État, à travers Investissement Québec. Tout ce monde-là arrive à travailler ensemble pour faire en sorte que les projets d’économie sociale aient accès à plus de moyens et ça, c’est assez unique. » Mercredi, plus de 150 personnes participaient à un atelier sur les fonds de travailleurs. Vraisemblablement, cette trouvaille québécoise suscite l’envie, bien qu’elle n’ait pas encore été reproduite ailleurs dans le monde.

Marc Picard rappelle que depuis des années, une coopérative financière comme le Mouvement Desjardins figure parmi les institutions les plus solides de la planète. « Il y a plein d’autres gros joueurs qu’on oublie : Agropur (alias la Société coopérative agricole du Canton de Granby, fondée en 1938), la SSQ (1944)… Les vieilles coopératives ont atteint une très grande taille mais depuis le Sommet socioéconomique de 1996, on met plus d’efforts à développer les organismes à but non lucratif. »

Un bilan inespéré

Initié par la ville de Séoul en 2013, le Global Social Economy Forum (GESF) quittait la capitale sud-coréenne pour s’établir une toute première fois en Amérique du Nord. Au final, plus de 1500 personnes en provenance de 62 pays et représentant 336 villes à travers le monde se sont réunies pour partager leurs expériences, vanter leurs projets, s’inspirer d’initiatives étrangères et garnir leurs carnets d’adresse afin d’élargir leurs horizons respectifs. Au terme de la rencontre, Denis Coderre, maire de Montréal, a annoncé la création du Centre international de transfert d’innovations et de connaissances en économie sociale et solidaire (C.I.T.I.E.S.). Basée dans la métropole, la nouvelle entité a été mise sur pied en partenariat avec Séoul, Bilbao, Mondragón et Barcelone. Par ailleurs, les participants se sont entendus pour favoriser le développement durable des villes, entre autres en faisant la promotion d’une démocratie et d’une gouvernance participatives et en favorisant des partenariats publics-privés-collectifs.

« Actuellement, le déséquilibre qu’on voit entre les trois piliers que sont le gouvernement, le privé et le collectif est dû à une trop grande présence du privé, qui privatise petit à petit les missions de l’État et désolidarise les collectivités, affirme Jean-Martin Aussant. Mine de rien, le modèle économique actuel est basé sur la croissance à tout prix et la surproduction, qui toutes deux mènent à une surconsommation, qui elle, est alimentée par du surendettement. Les ménages sont plus préoccupés par le paiement de leurs dettes que par la participation à la collectivité. Il y a une désolidarisation due à la trop grande présence du modèle privé. Il faut que l’équilibre entre les trois piliers soit rétabli. Dans ce contexte, le collectif a encore beaucoup de place à prendre. »

Après le public-privé, le privé-collectif

Jean-Martin Aussant considère d’un bon œil l’arrivée du privé dans le secteur de l’économie sociale. « Je crois que c’est une très bonne nouvelle que les trois piliers collaborent davantage. Les besoins de financement ne sont pas tous comblés et il y a des investisseurs privés, de grandes fondations ou des fonds de pension institutionnels qui ont des capitaux disponibles pour des investissements dans ce qu’on appelle des « classes d’actifs nouvelles. L’économie sociale est un nouveau secteur à explorer qui a un potentiel énorme. Quand un village où le dépanneur est menacé de fermeture parce que le propriétaire ou la propriétaire n’a pas de relève et que les citoyens le reprennent à titre de coopérative, ça permet de maintenir des familles sur place. L’école primaire va pouvoir demeurer ouverte, etc. »

Aux yeux de ce nouveau maître de chantier, l’économie sociale peut non seulement revitaliser des villes ou des villages qui en ont besoin, mais aussi empêcher le déclin de certaines régions. « C’est intrinsèquement lié à la survie des collectivités. »

« Il y a une volonté de la part des fondations privées de développer l’entrepreneuriat social », confirme Marc Picard. Selon lui, la pratique serait courante en France. Chez nous, l’Institut du Nouveau Monde a travaillé là-dessus en créant entre autres L’Esplanade (anciennement La Ruche), incubateur d’entreprises sociales destiné à mousser entre autres ce genre d’initiatives.

Le directeur général de la Caisse d’économie sociale émet tout de même un bémol quant à l’intérêt du privé vis-à-vis de l’économie sociale et solidaire. « Le fait d’être incorporé donne accès à des capitaux inaccessibles aux modèles collectifs. Impossible d’aller chercher des actionnaires pour diversifier ton financement, illustre-t-il. Le problème, c’est qu’on remet encore l’aspect financier prioritaire, alors que dans les entreprises collectives, le mode de gouvernance fait en sorte que la finalité sociale sera toujours à l’avant-plan. L’entrepreneur a beau vouloir garder le cap mais il faut qu’il aille chercher des investisseurs et ce qu’ils veulent, c’est du rendement à court terme. Il n’y a rien dans le cadre juridique de l’entreprise qui permet de la protéger sauf la bonne volonté de l’entrepreneur. Plusieurs de nos membres s’inscrivent dans cette démarche-là mais on reste très vigilants. Ce sont des procédures d’exception. La Caisse d’économie solidaire fait du cas par cas. » L’organisme à but non lucratif Communauto, fondée en 1994, fait partie de ce lot. Désormais incorporée, l’entreprise pionnière de l’automobile libre-service en Amérique a pu élargir son champ d’action en France, tout en conservant sa vocation d’origine.

Un avenir prometteur

« Le GSEF est une bonne occasion de non seulement montrer ce dont on est capable de faire, mais de voir ce qui se fait de bien ailleurs, constate Jean-Martin Aussant. C’est un événement de transfert de connaissances qui est très intéressant. Le Québec est devenu un leader en économie sociale mais n’a pas tout inventé. Le réseau des Corporations de développement économique communautaire est un modèle qui a été repris de l’étranger et qu’on a adapté à notre réalité. Il va y avoir de nombreux suivis à faire après le forum pour développer davantage l’économie sociale. On a atteint quand même un certain équilibre. Cela explique que notre société est plus égalitaire ici que partout en Amérique et qu’on a le taux de criminalité le plus bas. Les gens n’en parlent pas assez. On entend plutôt qu’il faut revoir le modèle québécois et le détruire, pratiquement. Je ne suis pas d’accord avec ça. On a atteint un niveau de cohésion sociale envié partout dans le monde. Dans dix ans, je pense que l’économie sociale va s’être développée encore plus et que l’équilibre entre le gouvernement, le privé et le collectif sera encore meilleur. »

M. Aussant estime que si le Québec a mieux traversé la crise de 2008, c’est en partie grâce à la présence d’entreprises d’économie sociale sur le terrain. « Les entreprises collectives, les coopératives et les OBNL sont plus solides économiquement en temps de crise. Comme il s’agit de projets issus des collectivités, les gens se serrent les coudes et passent au travers tandis qu’au privé, on a tendance à envisager la fermeture pour garder un bilan quelconque. »

Le professeur en gestion de l’Université McGill Henry Mintzberg lui donne raison. Selon ce spécialiste, les sociétés qui ont amorcé le coup sont celles qui bénéficiaient d’une économie mixte. « Le chercheur dit qu’on est trop humble, lance Marc Picard. On pourrait proposer notre modèle comme une alternative globale à tout le système économique. Souvent on reste dans notre créneau. Je n’arrive toujours pas à m’expliquer pourquoi le fruit du travail bénéficierait à un seul individu plutôt qu’à la collectivité. Mais on est plus pragmatique dans notre approche. Au lieu d’y aller avec des propositions radicales, on essaie de faire évoluer la société étape par étape et le modèle de l’économie sociale le permet. On garde l’esprit entrepreneurial mais on l’exerce dans un cadre collectif. Depuis que Jean-Martin Aussant est en poste, il y a des idées comme on n’en a jamais eu au Québec. J’essaie de surfer sur ce qu’il apporte pour donner de l’élan à l’économie sociale. »

Cette semaine, l’effervescence de l’économie sociale mondiale se mesurait par la diversité des acteurs présents à Montréal. Du Baby Lab d’Abidjan en Côte d’Ivoire à la Toronto Tool Library en passant par le Projet Bonanza, établi dans un petit village du Nicaragua mais fondé par le Québécois Philippe Florentin, un seul et même espoir: Celui de partager le monde en toute solidarité.