À l’occasion de la Conférence de Durban sur les changements climatiques, le journaliste anglophone et co-fondateur du journal Ensemble, Dru Oja Jay, s’est rendu en Afrique du Sud. Nous publions ici une traduction de son reportage paru le 1er décembre dernier dans le journal coopératif MediaCoop.ca. En plus d’être un saisissant portrait de l’ambiance qui règne à Durban, cet article est un exercice de style à saveur « gonzo », le journalisme d’immersion ultra-subjectif expérimenté par Hunter S. Thompson au XXe siècle, avec son lexique très coloré exprimant à la fois la fuite et l’exaspération face à une réalité décevante. La traduction ne prétend pas rendre justice à l’original, dont la lecture ne saurait être trop recommandée au lecteur polyglotte.

– Est-ce que la renaissance du journalisme gonzo est la seule réponse journalistique rationnelle à l’échec des pourparlers sur le climat ? –

Lorsque que j’ai mis les pieds pour la première fois dans le hall morne du Centre de convention international, décoré de motifs africains de style affaires décontracté, une misanthropique orgie d’éther ou un exercice de tir à gros calibre sur l’acide auraient semblé convenables. Le journalisme gonzo est-il la seule réponse appropriée à la dernière ronde de pourparlers sur le climat se tenant ici, à Durban, en Afrique du Sud ? L’essentielle futilité apocalyptique de l’imminent échec de l’humanité à s’attaquer aux catastrophiques changements climatiques convient parfaitement aux célèbres aventures droguées d’Hunter S. Thompson fuyant réalité morose du rêve américain.

Lorsque l’on parle de s’attaquer concrètement aux changements climatiques, le ton de la 17e Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques en est très largement un de résignation. Ce constat est répandu. « Voici une prédiction que je peux faire sans quitter mon bureau, » a écrit Bryan Walsh, chroniqueur sur l’environnement pour la revue Time, en expliquant pourquoi il ne s’était pas donné la peine d’aller à Durban. « Aucune entente internationale globale sur le climat ne sera conclue à Durban, pas plus qu’à Cancùn l’an dernier ou à Copenhague l’année précédente ». À peu près tout le monde a abandonné.

Même le protocole de Kyoto, avec ses cibles qui n’auraient même pas empêché les changements climatiques, est une relique que personne n’ose mentionner sauf pour parier sur le moment de sa mort finale. Quand CTV a rapporté que le gouvernement du Canada planifiait de se retirer officiellement de l’accord, la nouvelle fut accueillie par des pleurnichements plutôt qu’avec fracas. Même Kyoto, qui a ouvert une mine d’or aux corporations sans prévoir de mécanismes de renforcement efficaces pour ses cibles, est trop pour le Canada. Ce n’est pas à une entente particulière que le gouvernement canadien s’oppose : tout semble indiquer que cette moyenne puissance, hier respectée et estimée, est maintenant totalement opposée au principe même de la réduction des émissions.

Si le Canada mène la charge, hostile à tout type d’accord climatique, l’absence de sentiment d’urgence est institutionnalisée. Dans les méandres d’un labyrinthe de kiosques standards de représentants de la société civile, situé dans un entrepôt modifié adjacent à la 17e Conférence des Parties, j’ai croisé Kumi Naidô, directeur de Greenpeace International, en train de consulter son compte Gmail sur un Netbook. Il m’a dit que, naturellement, Greenpeace entreprendrait des actions durant les pourparlers, mais il aurait fallu que je me force les yeux ou que je m’incline la tête pour trouver une lueur d’espoir dans ses yeux.

Greenpeace, ainsi que la poignée d’organismes environnementaux non-gouvernementaux qui n’ont pas encore abandonné, vont faire pression sur les gouvernements du monde entier pour qu’ils adoptent une version profondément compromise d’une copie de la copie de la copie d’un accord dont personne n’ose même imaginer qu’il puisse empêcher le pire scénario des changements climatiques. Greenpeace est l’un des seuls qui se donne la peine d’utiliser une stratégie « interne-externe ». La plupart des organismes environnementaux non-gouvernementaux se contente d’émettre machinalement des communiqués de presse remâchés dans le confort de leur chambre d’hôtel.

Est-ce que la seule façon d’échapper à la destitution du mouvement environnementaliste, autrefois vibrant, est d’aller plus haut – de façon littérale et figurative – que l’équipe d’actions directes de Greenpeace en faisant du free-basing ou du base-jumping à partir du toit du Hilton où les délégués et les lobbyistes des grandes entreprises boivent des cocktails qui valent autant que plusieurs jours de salaire pour ceux qui vivent dans les bidonvilles du voisinage ? La charge d’adrénaline de l’illégalité, du danger et de la cocaïne pure serait peut-être tout juste suffisante pour effacer temporairement la dépravation bien réelle des pourparlers d’aujourd’hui sur le climat.

L’abandon à l’adrénaline apocalyptique pour purger le virus d’une société corrompue par son propre système est compréhensible. Cependant, personne ne propose même une promenade arrosée de tequila dans une limousine volée au cortège de l’ambassadeur congolais. Alors que j’écris ces lignes tard dans la nuit, assis dans la zone réservée à la presse, des dizaines de journalistes sont présents, produisant des articles. Personne ne propose de donner des pots-de-vin aux gardes armés pour avoir la chance d’aller chasser un grand requin blanc à la mitrailleuse embarquée d’un hélicoptère d’assaut sud-africain. Personne ne va s’immerger dans l’Amarula pour noyer sa conscience d’avoir tué un membre d’une espèce menacée qui est peut-être vouée à disparaitre de toute façon. Ce ne serait qu’une autre chape d’ironie pour nous envelopper, affamés et fiévreux.

La 17e Conférence des Partenaires est à l’opposé de ces scénarios. Ce dont nous sommes témoins à Durban, ce n’est pas la dégringolade ni les excès écumeux de la vague déferlante du consumérisme capitaliste et de sa téméraire expansion. Les rangées de chaises et d’ordinateurs à cette conférence de l’ONU, les boîtes de sacs de cadeaux gratuits et la file des délégués poliment alignés pour les recevoir : c’est l’écume immobilisée et sa texture uniforme après l’éclatement des bulles irrégulières, perchées sur la même vague qui repart maintenant au-delà du rivage.

Le sentiment d’urgence que l’on serait en droit d’attendre d’une conférence convoquée dans le but d’empêcher la planète de cuire est absent. Un journaliste chante « joyeux anniversaire » à son fils via Skype, alors que des communiqués de presse promettent à ses collègues nourriture gratuite et « bonne copie ».

Représentant la Grenade, l’ambassadrice Dessima Williams prend la parole à la séance plénière. (Elle faisait partie du gouvernement révolutionnaire de Grenade lors de l’invasion américaine visant à le renverser en 1983 lors de l’opération « Urgent Fury »). Elle demande calmement aux autres membres de la plénière : « Pourquoi devrait-on accepter un accord qui a pour ultime et inévitable conséquence notre propre disparition ? » « Il s’agit d’une trahison, non seulement pour de petites nations insulaires dont plusieurs sont vouées à disparaître, mais pour toute l’humanité. » Cette déclaration a été transcrite et enregistrée sur vidéo, s’ajoutant à des milliers d’heures d’archives.

La procédure continue, avec des titres de sessions tels que : « Forum conjoint sur l’impact de la mise en place des mesures de réponse aux trente-quatrième et trente-cinquième sessions des organismes subsidiaires, avec l’objectif de développer un programme de travail sous l’autorité de l’Organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques ainsi que l’Organe subsidiaire pour la mise en œuvre des mesures pour s’occuper des impacts, visant l’adoption, lors de la 17e session de la Conférence des Parties, des modalités pour l’opérationalisation du programme de travail ainsi qu’un possible forum sur les mesures. »

Des représentants d’organismes non-gouvernementaux dégustent un verre sur la terrasse, à côté des délégués coréens, avant de s’acheminer vers la prochaine session. Les journalistes rassemblent les documents étalés sur un bar reconverti – un bar complet incluant les robinets desquels s’écoule une signification métaphorique, bien que n’étant branchés à aucun fût – et pianotent sur leurs portables d’un doigté expert, les sourcils froncés.

Chacun a une bonne raison pour ne pas afficher plus qu’un air placide. Un emploi à garder, des relations à entretenir avec ses commanditaires. Des familles à nourrir, une carrière à poursuivre, et de dispendieux frais de scolarité à rembourser. Les accès peuvent être perdus, le soutien retiré et les accréditations annulées. Le simple privilège de passer les barrières de sécurité, accompagné d’un « Bonjour M. Jay », me garde en ligne, avec la vaste majorité des autres.

Non que ces exigences soient toutes présentes à l’esprit des participants. Pour que le cerveau humain rationalise sa complicité avec la violence apocalyptique, il suffit l’engagement initial aux idées qui rendent cette violence possible. Ensuite, une sélection complaisante des faits, et le sentiment de ne pas être seuls dans ces atrocités bureaucratiques est suffisant pour supporter ce qui serait autrement considéré trop flagrant et inacceptable à imaginer.

L’an dernier, la presse internationale a exprimé une vive frustration envers les milliers de cornes de plastique – les redoutées vuvuzelas – lorsque la coupe du monde de soccer attira les meilleurs joueurs du monde en Afrique du Sud. Par contraste, les journalistes semblent indifférents au vide émotif de la Conférence des partenaires 17.

La pure puissance sonore des vuvuzelas était, j’en conviens, déplacée. Les joueurs de soccer courent sous haute adrénaline et exécutent des passes qui requièrent précision, compétence et synchronisme parfaits. Nous devrions les laisser jouer sous des acclamations plus douces telles que celles issues de nos cordes vocales. Les bureaucrates de l’ONU, les diplomates, les participants sous patronage, les jeunes et ambitieux rédacteurs de discours ainsi que les analystes qui s’avancent lentement dans des salles portant des noms comme Kosi Palm et Rivière Amanzimtoti, portant les souliers polis ou talons hauts de rigueur : ce sont eux qui auraient besoin d’entendre le bourdonnement collectif de l’agitation mondiale, l’incontournable fait de dizaines de milliers de cris unis en un bourdonnement continu, troublant et onduleux.

Les bureaucrates chargés de propositions pour modifier les politiques sur le carbone, qui déambulent sous des arrangements délicieusement incongrus de bois africain laqué, font chacun de leurs pas sans avoir à l’esprit l’impact de leurs décisions sur l’apparition – ou la prévention – d’une famine permanente en Afrique de l’Ouest. Les fêtards n’imaginent pas les États insulaires se faire engloutir à chaque gorgée de bière importée. L’agitation frénétique des vestons et tailleurs occidentaux dans les vastes halls de chaises orange murmure à peine que l’assèchement du bassin de l’Amazone est l’une des conséquences possibles des rencontres de la semaine prochaine.

On prend un verre ?

Le temps d’un déni de soi nihiliste suffisamment explosif pour égaler la réinvention de l’humanité sous le signe des combustibles fossiles est révolu, d’un point de vue journalistique ou autre. Les lamentations anthropologiques des esprits vifs, alimentées par la testostérone – mains glissant sur la texture parfaite de nos échecs esthétiques, éthiques et politiques : ce temps est à la fois passé et revenu.

Passé, parce qu’il est impossible de se purifier de la menace culturelle et économique qui a causé cette situation. Nous la consommons comme elle nous consomme. Mais ce n’est rien, sinon qu’une occasion de s’asseoir sur la pureté de notre échec collectif, avec la compréhension que les capitalistes de plus en plus vénaux qui nous dirigent ne sauveront pas la planète, pas même pour sauvegarder leur précieuse idéologie. À l’instar de Thelma et Louise, ils ont décidé que le monde ne peut s’accommoder de leur véritable moi, et leur réponse n’est pas de faire demi-tour, mais d’accélérer vers la falaise.

Il y a peu d’espoir dans les procédures de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques. À première vue, la morne folie de tous les jours à cette 17e Conférence des Partenaires n’a que peu de ressemblance avec l’état de dissociation décadente que l’on retrouve dans les descriptions sordides de Peur et dégoût à Las Vegas de Thompson, mais ils partagent la même provenance.

Si l’espoir doit être trouvé, c’est presque certainement à l’extérieur des clôtures sécurisées entourant le Centre de Convention International (lequel, est-ce un présage?, porte les mêmes initiales que la Cour Criminelle Internationale).

S’adressant à un stade presque vide lors d’un « rassemblement pour une justice climatique » organisé par des églises sud-africaines, Desmund Tutu, une des icônes anti-apartheid, ponctuait son discours avec des rires spectaculaires. Par exemple : « Nous n’avons qu’une seule maison, c’est la seule que nous ayons. Ce ne sont pas seulement les pauvres qui seront détruits, même les riches le seront; il n’y a nulle part d’autre où ils pourront aller – haha haha héhé héhé – c’est votre seule maison… Si vous la détruisez, c’est fini pour vous, tout comme vous en aurez fini avec nous ! » L’hilarité de Tutu semble surgir d’un lieu invisible, mystérieux et plein d’espoir.

Son rire souligne ses remontrances envers les riches et semble aussi indiquer la vitalité joyeuse d’une résistance qui est latente chez une bonne partie de la population mondiale mais qui commence à se réveiller. Un moment où nous pourrions « allumer une étincelle n’importe où » pour paraphraser Hunter S. Thompson, ne semble plus si lointain.

Le champ des mouvements sociaux semble particulièrement stérile actuellement. Même si l’estimation optimiste de 30 000 personnes se concrétise à la journée internationale de l’action cette fin de semaine, c’est pitoyablement peu quand on considère la tâche à accomplir. Par contre, si la qualité des gens qui se sont rassemblés ici, en provenance de toute l’Afrique, peut être une indication, ce champ qui semble stérile contient plusieurs graines et des pousses qui tentent d’émerger.

Alors que la conférence tend sa main vers l’élargissement des définitions sur les échanges de carbone, et un fonds d’adaptation géré par la Banque Mondiale, je suis tenté de laisser la fuite dans le cynisme au point le plus haut de la marée de la civilisation des combustibles fossiles. Tel un enfant à la plage, il est tentant de chasser la vague qui recule, puis de revenir à la course jusqu’à la plage en criant, pourchassé par la vague suivante.

Perché sur les ruines de Kyoto, notre point de vue avantageux situé juste sous la marque de la marée haute nous permet de regarder à l’horizon. Avec une bonne paire d’yeux, nous pouvons voir la prochaine série de vagues se formant au loin dans la mer.

———-
Traduction: Mélanie Hallé