Après avoir fait carrière comme journaliste dans divers quotidiens privés ainsi qu’à la télévision et à la radio de Radio-Canada, Jacques Keable, auteur du livre Québec-Presse: un journal libre et engagé, paru récemment aux Éditions Écosociété, pose un regard lucide sur l’état de la presse au Québec. Il y revient sur l’expérience de Québec-Presse, un hebdomadaire progressiste, financé par le mouvement syndical mais radicalement indépendant, et lance un appel à un renouveau de la presse progressiste. Troisième d’une série de trois textes adaptés d’une longue entrevue accordée à Simon Van Vliet dans les bureaux d’Ensemble, à Montréal. (lire l’article précédent)

Ensemble : L'expérience radicale de Québec-Presse a duré un temps relativement court dans l'histoire de la presse au Québec. Qu'est-ce qui explique que l'entreprise n'ait pas survécu à l'épreuve du temps?

Jacques Keable (J.K.) : Il y a eu des erreurs dans Québec-Presse. Il y a eu une erreur énorme, c'est de démarrer sans qu'on en ait les moyens. Les quelques analyses préliminaires disaient : « Il faut au moins 300 000$ – ce qui équivaut à peu près à 2 millions aujourd'hui – pour partir sur des bases solides.» Au lieu de partir avec 300 000$, on est parti avec 30 000$. Alors, au bout de quelques semaines, la caisse était vide. Et ça, ça finit, veut, veut pas, par créer une sorte d'inquiétude latente qui est toujours là.

C'est une grosse erreur de départ. Quoique, je dis ça, mais aujourd'hui, il y a des entreprises, y compris médiatiques, qui partent sans prendre la précaution d'assurer leurs arrières.

Ensemble : Malgré tout, il y a actuellement un foisonnement de médias alternatifs et indépendants au Québec. Est-ce que le contrepoids dont on a besoin face aux médias de masse qui ne servent actuellement plus l'intérêt public, c'est d'un autre média de masse ou d'une masse d'autres médias?

J.K. : Sûrement que plusieurs petits médias, c'est bon, mais ça me semble très important qu'il y en ait au moins un solide, structuré, capable de tenir le coup, qui gagne un minimum de crédibilité. Je pense qu'il faut quand même rassembler des forces pour arriver à ça. Pour que la parole porte, faut qu'elle soit crédible, que les gens lui accordent de la crédibilité. Une multiplication de petites entreprises, je suis pas sûr que ça réussisse.

Il me semble qu'il faudrait qu'il y ait une sorte de regroupement qui donnerait des moyens. Les moyens financiers, faut pas les sous-estimer. C'est important. Donc ça veut dire que ça prend une structure pour porter ça. Pour moi, ce serait important qu'il y ait au moins un média plus fort, une sorte de bateau amiral de la pensée progressiste au Québec. J'imagine que ça doit être possible quand même.

Si le mouvement Desjardins, avec quelques autres institutions, décidait de mettre un peu de fric, les grandes institutions  pourraient contribuer à soutenir une organisation comme celle-là.  Il y a des formules, encore faut-il qu'il y ait une volonté, mais là, jusqu'à maintenant, la volonté ne semble pas être là chez les grandes institutions.

Ensemble : À l'heure actuelle, nous sommes au coeur d'une crise sans précédent du journalisme. Comment interpréter votre livre dans ce contexte?

J.K. : Ce que je souhaite, c'est que ça ravive l'idée que la situation dans laquelle on est n'a pas de bon sens. Il faut changer ça. C'est possible, parce que ça a déjà été possible dans le passé. Même si l'entreprise a duré juste 5 ans, on connaît les erreurs que cette entreprise-là a faites. Il y a peut-être moyen, sur la base de cette expérience-là, d'éviter un certain nombre d'erreurs et puis de réactiver quelque chose. L'idée n'est pas de suggérer de faire renaître Québec-Presse, pas du tout. De toute façon, ne serait-ce qu'au niveau technologique, on est dans un autre monde complètement.

Ce n'est pas le même contexte politique, géopolitique et tout ça. Mais il reste que d'une façon nouvelle, avec des instruments nouveaux, avec une technologie nouvelle et tout, ce que je voulais faire, c'est essayer de raviver cette idée. Dire qu'il faut sortir de l'espèce de marasme dans lequel le journalisme se situe au Québec, c'est ça, au fond, l'intention.

Ensemble : L'expérience de Québec-Presse est ancrée dans le contexte d'ébullition sociale des années 60-70. La période de crise que l'on connaît aujourd'hui est-elle porteuse du même potentiel de renouveau pour le journalisme?

J.K. : Peut-être, mais ce qui a aidé Québec-Presse, ce qui a aidé le mouvement syndical à appuyer Québec-Presse, c'est que le phénomène était mondial. La révolution tranquille, ce n'est pas une sorte de petite coquille à part de ce qui se passait dans le monde. Il y avait eu mai 68 juste avant. Il y avait le Vietnam, il y avait le Black Power, il y avait le FLQ au Québec. Il y avait le fait que Duplessis soit disparu puis qu'un moment donné le mouvement syndical, entre autres, avait pu connaître des heures de gloire. Tout ça créait une sorte de grand souffle.

Est-ce qu'il existe un tel souffle maintenant? Je ne le sais pas. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a une insatisfaction. On le voit bien. Est-ce qu'on va revivre le printemps 2012? J'en sais rien. Mais il y a une chose qui me semble évidente. On sent qu'il y a une volonté chez les plus jeunes de dire que ça n'a plus de bon sang. Je pense que ça repose sur la jeunesse, l'idée de briser quelques murs et d'avancer. J'espère en tout cas que les plus jeunes vont trouver leurs façons, avec les moyens qu'ils ont dans le contexte sociopolitique et économique, de changer les choses. Le gens de mon âge ou même un peu plus jeunes sont trop rompus à l'habitude.

À lire ou à relire, les deux premières parties de cette entrevue avec Jacques Keable au journal Ensemble : Regard sur l'état de la presse au Québec et Retour sur une expérience de journalisme critique et progressiste.