L’adoption d’une loi spéciale pour forcer le retour au travail des quelque 450 procureurs de la Couronne et 1000 juristes de l’État aura comme effet de fragiliser le système judiciaire québécois, à court comme à moyen et long terme, jugent plusieurs acteurs du milieu.

La présidente du Conseil du Trésor, Michelle Courchesne, et le gouvernement libéral ont décidé, après deux semaines de grève des procureurs et des juristes en février, d’imposer une loi spéciale pour « remettre en marche le système judiciaire » après l’arrêt forcé.

Au cœur de la mésentente : des conditions de travail jugées insuffisantes par les procureurs et juristes; l’ajout de quelque 200 procureurs supplémentaires et un rattrapage avec leurs collègue des autres provinces, évalué à 40%.

« Le gouvernement n’a ménagé aucun effort afin d’en arriver à une entente négociée avec les procureurs et les juristes, indique la ministre Courchesne pour justifier la décision du gouvernement. Après de nombreuses rencontres de négociation, des offres sérieuses de la part du gouvernement pour trouver des solutions, force est de constater qu’il n’y avait pas de règlement possible. C’est donc à regret que nous avons dû présenter cette loi venant mettre un terme à cette grève prématurée et injustifiée qui portait atteinte à l’intérêt public. »

En entrevue à Radio-Canada, Mme Courchesne a affirmé que « 40% est au-delà de la capacité de payer du gouvernement ».

« Ça a assez duré. Les procureurs devront vivre avec les conséquences de leurs actes », a-t-elle ajouté à deux jours de l’imposition de la loi.

Les procureurs de la Couronne, au contraire, estiment que les « négociations » étaient réglées d’avance. Le gouvernement n’a jamais voulu négocier, tranche le président de l’Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales (APPCP), Me Christian Leblanc.

L’APPCP avait demandé d’obtenir l’arbitrage en tant que mécanique de règlement. Mais le gouvernement a plutôt décidé de lui donner le droit de grève.

« Le gouvernement s’est servi de cette excuse pour ne pas négocier de bonne foi, laisse tomber Me Leblanc. La ministre Courchesne me dit une chose une journée en me regardant droit dans les yeux, et le lendemain, elle me dit exactement le contraire, toujours en me regardant dans les yeux. »

Les conséquences de l’imposition de la loi spéciale, qui fixait l’augmentation de salaire à 6% sur cinq ans (la même que celle accordée aux autres employés de l’État au printemps 2010), et l’augmentation du nombre de postes de procureurs à 80, se sont immédiatement fait sentir.

Déjà, la veille, Me Leblanc avait averti que plusieurs de ses collègues, qui se sentaient « floués et trahis », allaient quitter soit vers la pratique privée ou encore la même tâche au fédéral ou dans une autre province. Les procureurs ne postuleront pas non plus au sein de la nouvelle unité anticorruption permanente pour lutter contre le trafic d’influence la corruption et la collusion.

Pas moins de 28 cadres, des procureurs en chef et leurs adjoints, ont donné leur démission, que le ministre de la Justice, Jean-Marc Fournier, estimait plutôt être une « demande de reclassement ». Le directeur des poursuites criminelles et pénales a informé cet après-midi tous les procureurs en chef et procureurs en chef adjoints qu’il ne consentait pas à ces reclassements « pour l’instant » et leur a signifié qu’ils devaient demeurer à leur poste de cadre « jusqu’à nouvel ordre ».

La journée précédant le décret, le procureur en chef du Bureau de lutte au crime organisé (BLACO), Claude Chartrand, a demandé d’être relevé de ses fonctions «le temps d’entreprendre des démarches appropriées pour hâter ma retraite».

« Depuis des années, les procureurs ont tenu le système de justice à bout de bras. Si le gouvernement nous force à rentrer au travail, nous allons baisser les bras, et le système va continuer à s’écrouler à un rythme accéléré », prévient Me Leblanc.

Il n’était pas le seul à penser ainsi.

« Les juristes et les procureurs sont des piliers essentiels de notre système de justice que la loi spéciale aura nécessairement pour effet de fragiliser », souligne pour sa part le président de l’Association des cadres juridiques de la fonction publique, Me Robert L. Rivest.

Pour le Barreau du Québec, cette façon de faire du gouvernement « met en péril l’administration de la justice ».

« En adoptant une loi spéciale, le gouvernement a dressé la table pour la démission en bloc des procureurs en chef et des procureurs en chef adjoints, un geste sans précédent, qui démontre bien que le lien de confiance est détruit. Les conséquences de ces gestes auront des répercussions à court, à moyen et à long termes », soutient le bâtonnier du Québec, Me Gilles Ouimet