La grande table, tout de même petite pour les seize convives qui y ont pris place, déborde de victuailles. Les parfums et les goûts y témoignent de ce Montréal bigarré qui fait mon étonnement depuis quelques années.

Une noire d’Afrique de l’Ouest, une anglophone de Toronto, un Français, une Finlandaise, quelques Québécois « pure laine »… et un Libanais, comme je ne vais pas tarder à l’apprendre, s’échangent les plats et font connaissance. Certains d’entre nous se rencontrent ce soir pour la première fois et nous devons à notre amie Charlotte le plaisir de la découverte.

Tandis que la salle à manger résonne de rires et de conversations animées, il y a face à moi, tout tranquille, sourire indulgent aux lèvres, un petit monsieur effacé.

L’inconnu me tend un plat de fromage blanc au goût délicat et une miche de pain parfumée : « C’est du labneh avec du pain de mie : je les ai faits moi-même… » Quand je lui demande, comme nous le faisons souvent, d’où il vient – comme si sa différence lui interdisait d’être né ici – il me répond qu’il a grandi au Liban. La question suivante, que je ne peux retenir, me brûle les lèvres… Et oui, il est musulman pratiquant.

Après un sourire lumineux, l’homme enchaîne avec une anecdote tout à fait inattendue et dont je vous fais cadeau, à défaut d’une cravate où d’une paire de pantoufles que vous n’auriez jamais portées. Même neuves, les savates se seraient probablement retrouvées dans une de ces fameuses ventes de garage dont nous avons le secret et qui nous permettent, du moins en apparence, de soulager nos vies de la tyrannie de tous ces objets que nous accumulons jusqu’à l’étouffement.

Les vrais cadeaux ne sont-ils pas invisibles pour les yeux?

Mais je vous vois venir : « Laisse faire la morale… Et cette histoire que tu avais promise, c’est pour quand? »

Et bien…la voici.

Il était une fois, au doux pays des cèdres, un couvent de nonnes chrétiennes. Fadi, alors adolescent, s’y était retrouvé pour quelques mois, situation familiale oblige. C’était le Ramadan et il lui était interdit de manger avant le coucher du soleil. La nonne cuisinière, qui l’avait pris en pitié tandis qu’il jeûnait au réfectoire, lui réservait chaque soir un plat au réchaud pour son festin de minuit.

L’une de ses congénères, qui n’était pas en reste, avait cru bon de lui aménager un espace de prière pour qu’il puisse, tourné vers La Mecque, faire ses dévotions. Et, lorsque sa petite sœur arriva en visite pour quelques jours, pour éviter l’inconvenance de coucher dans le même espace que son frère, les couventines lui avaient cédé l’une de leurs chambrettes, avec gentillesse et humour.

Fadi, qui était curieux, visitait parfois l’église du couvent et fut surpris, une fois, de constater que « le crucifié était coupé en deux… »

N’écoutant que sa reconnaissance pour le traitement de faveur auquel il avait droit au couvent, en cachette, il trouva des outils de menuiserie et remit solidement en place le bas de la croix, qui s’était effondré sous son propre poids. Le lendemain, quelle ne fut pas la surprise de nos ecclésiastiques lorsque, à la prière du matin, elles découvrirent que la Croix était enfin réparée. Lorsque le bon père confesseur apprit qu’un musulman avait eu pitié du crucifié, il en fut ébahi.

Comme Fadi me le raconta ensuite, au Liban, la cohabitation entre juifs, chrétiens et musulmans, est instinctive depuis des millénaires :

« Toutes les fêtes religieuses sont l’occasion de fraterniser et de prendre du bon temps! »

Cela coule de source et semble si facile que tout commentaire additionnel serait superflu, vous ne trouvez pas?