Il se pourrait bien que nous ne vivions plus en démocratie. Voici la conclusion de l’ouvrage L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, signé Hervé Kempf, journaliste environnemental. Alors même que le dépouillement de cette élection fédérale commençait d’un océan à l’autre, M. Kempf prononçait une conférence dans la vieille Capitale, siège du Parlement provincial. Dès la publication des résultats, il nous a confié son analyse.

Que faut-il comprendre de l’issue de ce scrutin rocambolesque ? D’un côté, la démocratie semble avoir triomphé, avec l’élection d’un caucus néodémocrate sans précédent, poussé par une ferveur populaire ressentie dans l’ensemble du pays. Cette vague orangée a toutefois divisé le vote progressiste et ouvert la porte à l’élection d’un gouvernement conservateur majoritaire, qui disposera d’un pouvoir sans partage pour imposer ses politiques néolibérales radicalement opposées aux idéaux du Nouveau Parti démocratique.

Hervé Kempf confie au journal Ensemble son analyse du scrutin tenu la veille:

L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie

Ce concept d’oligarchie, pouvoir d’un petit nombre qui décide pour l’ensemble, avait été oublié depuis l’extinction de sa plus récente version, l’aristocratie. Hervé Kempf le rappelle à notre mémoire en démontrant, page après page, que ce modèle est solidement installé aux commandes de nos supposées démocraties occidentales. Ce faisant, il lui faut déconstruire plusieurs idées reçues, souvent imposées par cette classe dirigeante oligarque pour consolider ses assises.

La première illusion que dissipe l’essayiste, c’est la prétention que l’on vive en démocratie, et que cette démocratie soit trop peu efficace pour faire face aux défis du présent, dont les changements climatiques par exemple. Pourtant, affirme M. Kempf, la démocratie est certainement mieux placée pour défendre l’intérêt commun face aux intérêts financiers qui menacent l’équilibre climatique, que, justement, ces derniers. Le problème n’est pas que la démocratie est lente, que la démocratie est lourde. Le problème est que cette démocratie n’en est pas une.

À travers ces pages d’une prose efficace et accessible, le journaliste décrit les mécanismes à peine camouflés par lesquels s’exerce le contrôle de la classe financière sur nos institutions démocratiques. Il dévoile les stratagèmes par lesquels cette élite détourne une partie des finances publiques à ses fins. Il explique aussi comment s’est accru ce pouvoir et ce contrôle au cours des dernières décennies. Il offre aux lecteurs une visite guidée des coulisses où se transige l’influence, au rythme des allers-retours des puissants entre la politique et le secteur privé. On y lit entre les lignes ces termes si présents à notre actualité : corruption, collusion dans le secteur de la construction, exploitation des ressources naturelles et énergétiques, sous-financement de l’éducation, de la santé, etc.

Au chevet de l’information

Autre illusion, celle de l’information. L’auteur décortique patiemment les mécanismes qui ont permis à l’élite nantie de prendre le contrôle du quatrième pouvoir, tout en noyant l’information dans le divertissement et dans la publicité. Ce mode de vie basé sur l’argent, qui le place au sommet de l’échelle des valeurs, est ainsi transmis aux classes populaires, et intégrées par celles-ci, ce qui le cautionne aux yeux de tous. La réussite financière devient une fin qui justifie toutes les entorses aux règles morales et même légales.

Si l’essai de M. Kempf a été généralement salué par les chroniqueurs de ce monde de l’information, il est intéressant de noter que certains confrères ont décrié les quelques pages consacrées à la dénonciation de la télévision. On y voit la nostalgie irrationnelle d’un homme qui refuserait d’être de son temps, alors que l’importance de la télévision dans le déclin démocratique est démontrée par l’auteur avec la plus méthodique analyse. Dans cette réaction épidermique des gens des médias, ne faut-il pas voir au contraire une éloquente illustration de l’adhésion généralisée au système de valeurs édulcoré par la télévision ?

Hervé Kempf répond aux questions du journal Ensemble sur son ouvrage:

Les jeux sont faits ?

Sous ce règne factice de l’image, comment alors se surprendre d’assister, dans ce « plus meilleur pays du monde », à une campagne électorale concentrée sur la personnalité des chefs plutôt que sur les enjeux de société, où la division du vote a reconduit et même renforcé le statu quo malgré un soudain mouvement populaire en faveur du changement ? Aux deux tiers du livre, le lecteur essoufflé réclame de l’espoir.

L’espoir, M. Kempf le fonde sur la capacité des citoyens à se mobiliser pour remplacer ce système, dès lors qu’ils en auront pris conscience. Cette mobilisation passe par une réduction de la consommation de la classe moyenne. Or, ce sacrifice ne peut lui être rendu acceptable que par une réduction des inégalités, laquelle rendrait disponibles les moyens financiers actuellement séquestrés par l’élite.

Avec le même regard lucide qu’il porte sur le système oligarchique actuel, l’auteur contemple la vertu de la démocratie. Le potentiel de réaction qui s’y cache encore pourrait entraîner une métamorphose en profondeur de la société, lorsque cèdera cette dernière idée reçue, qui prétend que les jeux sont faits, que rien ne peut changer, et que le citoyen n’est qu’un consommateur impuissant face au sort du monde.

Pour y arriver, M. Kempf recommande d’éteindre la télévision.

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Hervé Kempf est le créateur du site Reporterre, qui se veut «le forum de tous ceux qui imaginent le nouveau monde, un monde où l’on arrêtera de détruire l’environnement et qui retrouvera l’idéal de la justice». – www.reporterre.net