Alors que les mouvements syndicaux, étudiants et les groupes communautaires annoncent dores et déjà un printemps chaud de lutte contre les politiques d’austérité au Québec, le système de justice commence à peine à traiter les dossiers des milliers de personnes qui ont été arrêtées lors de manifestations depuis le Printemps érable. Dans une décision rendue le 9 février, le juge Randall Richmond de la cour municipale de Montréal ébranle sérieusement les bases de centaines d’accusations portées en vertu du contesté règlement municipal P6 et écorche vivement au passage les pratiques du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

«C'est un mauvais règlement qui est utilisé de manière trop large», a affirmé le vice-président de la Commission sur la sécurité publique à l’hôtel de ville et porte-parole de l'opposition en matière de sécurité publique, droits humains et affaires juridiques, François Limoges, qui voit dans le jugement de la semaine dernière une confirmation de ce que son parti, Projet Montréal, dit depuis l'adoption du règlement amendé en mai 2012. Selon lui, qu'on soit pour ou contre le fait d'interdire les manifestations dont l'itinéraire n'a pas été approuvé, il est «indéfendable de confondre les organisateurs et les participants», comme le fait le SPVM en arrêtant en masse les centaines de personnes qui sont présentes sur les lieux d'une manifestation déclarée illégale.

La cause entendue par le juge Richmond concernait trois coaccusés arrêtés avec plus de  200 autres personnes en vertu de l'article 2.1 du règlement P6 lors de la manifestation du 22 mars 2013, commémorant la première manifestation monstre du Printemps érable. Plaidant sans avocat devant la cour, Éric Thibeault Jolin, Patrick René et une personne dont l'identité ne peut être révélée car il était mineur au moment des faits, ont demandé le rejet du chef d'accusation sur la base du fait que celui-ci ne constitue pas une infraction connue en droit et, subsidiairement, ont demandé qu'un non-lieu soit accordé en raison d'une absence totale de preuve sur certains éléments essentiels de l'infraction.

Accusations non-fondées et fausses déclarations sous serment

Dans un jugement rendu lundi dernier, le juge Richmond a tranché catégoriquement en faveur des trois codéfendeurs, concluant que, d'une part, «les chefs d'accusation ne correspondent à aucune infraction créée par une loi en vigueur au moment des faits allégués» et que, d'autre part, des «fausses attestations sur les constats d'infraction leur enlèvent toute valeur légale comme preuve des faits en litige». Pour parvenir à cette décision, le juge a réfuté un à un, jurisprudence à l'appui, les arguments de la poursuite et a blâmé sévèrement les responsables du SPVM et la Couronne pour leur laxisme.

Les procureurs de la Ville de Montréal demandaient par exemple à la cour de refuser le rejet du chef d'accusation, soutenant qu'une décision en ce sens risquerait d'affecter de nombreux autres dossiers en cours de procédure. L'article 2.1, qui porte sur la non-divulgation de l'itinéraire, a en effet été utilisé pour procéder à l'arrestation de centaines de personnes lors des manifestations du 19 et du 22 mars 2013 ainsi que du 15 mars et du 1er mai 2014.

Le juge Richmond a conclu que cet argument ne pouvait être retenu. «Si une personne est accusée pour une infraction qui n'existe pas en droit, ce n'est pas le grand nombre d'autres personnes accusées de la même chose qui peut, par leur nombre, rendre légal quelque chose qui ne l'est pas», écrit-il.

Le jugement relève par ailleurs des incohérences évidentes entre les constats d'infraction déposés en preuve par la poursuite, qui attestent que les policiers signataires avaient personnellement constaté l'infraction alléguée, et les témoignages de ces mêmes policiers qui niaient sous serment avoir constaté ladite infraction. Il ne s'agit pas, écrit le juge Richmond, «de simples contradictions sur des détails», mais de rétractations qui enlèvent aux constats d'infraction «toute valeur comme preuve». Il souligne que, puisque le Code de procédures pénales «accorde aux constats d'infraction la même valeur qu'un témoignage sous serment, les fausses attestations sur des constats d'infraction sont aussi graves que des faux témoignages rendus à la cour».

Avant de conclure à l'acquittement des trois codéfendeurs, le juge Richmond dit trouver ahurissante la «banalisation de cette violation de la loi par des officiers supérieurs» du SPVM. «Non seulement la procédure ordonnée risquait de faire condamner des innocents, elle ébranle sérieusement la confiance qu'on peut avoir dans la preuve documentaire qui est utilisée chaque année dans des milliers de poursuites pénales», tranche le jugement.

Quasi déni de justice et violations de droits constitutionnels

Il s'agit du second jugement de la cour municipale de Montréal qui critique sévèrement les pratiques de la couronne et du SPVM.

En octobre dernier, le juge Gilles R. Pelletier avait ordonné l'arrêt des procédures contre 27 coaccusés, arrêtés lors de manifestations en marge du Salon Plan Nord du 21 avril 2012. Dans le jugement du 23 octobre 2014, le tribunal conclut que «les droits constitutionnels des défendeurs de voir leur procès être tenu dans un délai raisonnable ont été violés».

Le jugement s'avère cinglant à l'égard des procureurs de la couronne. Soulignant que ceux-ci avaient manqué à «leurs obligations professionnelles» en matière de communication de la preuve, en omettant des éléments de preuve qui sont restés en possession du SPVM jusqu'en juillet 2014, le juge Pelletier indique que de tels manquements sont «de nature à faire perdre à une personne raisonnable, bien informée, la confiance et le respect que celle-ci voue à l'institution judiciaire». «Cela frôle le déni de justice», ajoute-t-il, «puisque cela revient à dire que ce sont les policiers qui exercent, en lieu et place des procureurs du ministère public, le pouvoir de poursuivre les procédures ou d'en disposer autrement.»

«Un combat idéologique aux frais des contribuables»

Pour François Limoges, l'acharnement dont fait preuve la ville à poursuivre les manifestants en vertu de P6, malgré les revers successifs essuyés en cour, n'est rien de moins qu'un «combat idéologique de l'administration aux frais des contribuables».

Il y a deux semaines, la couronne a décidé de retirer les accusations contre 83 personnes arrêtées en vertu de P6 lors de la manifestation du 15 mars 2012. Dans ce dossier, Gonzalo Nunez, relationniste à la Division des affaires publiques du Service des communications de la Ville de Montréal, a expliqué qu'après analyse de la preuve, la poursuite a jugé qu'elle ne «pouvait se décharger du fardeau de preuve qui lui incombait à la date d'instruction du dossier» qui devait débuter le 29 janvier 2015, soit près de trois ans après les faits. L'an dernier, la Ville de Montréal avait ainsi abandonné les poursuites contre environ 650 personnes, fautes de preuves.

L'acquittement de trois défendeurs supplémentaires cette semaine a été rendue possible «grâce au réseau d’entraide et de solidarité qui s’est développé parmi les milliers de personnes arrêtées lors de manifestations, et ce à travers plusieurs villes du Québec», soulignait l'Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) dans un communiqué publié lundi dernier. «Il s’agit en conséquence d’une décision fort importante, qui permettra en partie, souhaitons-le, de rétablir le droit de manifester», a pour sa part déclaré, par voie de communiqué, Nicole Filion, coordonatrice de la Ligue des droits et libertés.

Gonzalo Nunez a informé Ensemble que le Directeur des poursuites criminelles et pénales de la cour municipale, Me René Boucher, déclinait notre demande d'entrevue et qu'il ne formulerait «aucun commentaire sur la décision rendue par le juge Randall Richmond, car le jugement est présentement sous analyse par les procureurs de la Ville».

Lors d'un impromptu de presse, la semaine dernière, le maire de Montréal, Denis Coderre, s'est contenté de dire que «P6 est un outil» à la disposition du SPVM. «C'est une question de discernement. Ils ne l'ont pas utilisé beaucoup», a-t-il ajouté, avant de conclure qu'il laisse au SPVM le soin de décider de porter ou non la cause en appel. Le délai d'appel à la cour municipale est de 30 jours.

Ni le service de relations avec les médias du SPVM ni la Vice-présidente du comité exécutif et responsable de la sécurité publique et des services aux citoyens à la Ville de Montréal n'ont retourné nos demandes d'entrevue.

[NDLR : par souci de transparence, Ensemble souligne que l'auteur de ce texte a lui-même été arrêté en vertu de p6 lors d'une manifestation tenue le 1er mai 2013 et a été «détenu aux fins d'enquête» le 1er mai 2014.]