Flevoland, Pays-Bas. Les moulins à vent ne servent pas qu’à moudre le grain. Symbole de la Hollande, ils sont littéralement à l’origine de ce pays d’Europe du Nord, tel qu’on le connaît aujourd’hui. En fournissant l’énergie nécessaire à pomper la mer hors des marais, ils ont permis l’émergence des polders et la transformation de ce littoral humide en territoire. C’est aussi un vent d’interdépendance et de coopération qui a rendu possible la création des premiers polders dès le Moyen-âge. Il s’y bâtit depuis le XXe siècle le cœur de l’Europe économique. Quelques pas sur l’improbable Nouveau Monde du Vieux Continent.

Le musée Nieuwland de Lelystad raconte cette histoire fascinante, où l’aménagement du territoire prend son sens le plus extrême. Henk Pruntel, chercheur au musée, explique que c’est avec l’apparition de la machine à vapeur, au XIXe siècle, que de grands projets commencent à devenir réalistes. On projette alors de refermer Zuiderzee, la mer intérieure, et d’en faire émerger plusieurs polders modernes. Une énorme tempête, en 1916, et la nécessité d’améliorer la sécurité alimentaire des Pays-Bas, victimes de blocus pendant la Grande Guerre, ont insufflé la volonté politique nécessaire pour passer aux actes. Les digues seront toutefois détruites par les Allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale, causant des inondations dévastatrices.

Lors de la crise économique des années 30, les travaux de poldérisation fournissent du travail à l’abondante main-d’œuvre disponible aux Pays-Bas. Le 28 avril 2005, la loi qui régissait la réalisation des polders du XXe siècle, Zuiderzeewet, a été abrogée, avant la réalisation du quatrième polder, Markerwaard. Si ce dernier ne verra jamais le jour, ce sont tout de même plus de 150 000 hectares (plus de six fois l’île de Laval) qui ont pu être extirpés de la mer et transformés en terres. Destinées à un usage principalement agricole, mais également naturel, urbain ou récréatif, ces terres se trouvent parfois jusqu’à plus de 5 m sous le niveau de la mer.

Le Polder Model

En plus de marquer le territoire, cette histoire fascinante a été déterminante dans l’émergence d’un modèle d’« économie consultative hollandaise », qui se décline à tous les échelons de la société néerlandaise dont le Conseil économique et social (Sociaal-Economische Raad, SER) est l’instance nationale. Créée par une loi de 1950, cette organisation tripartite (employeurs, travailleurs et représentants de la Couronne) est le comité consultatif permanent du cabinet et du parlement. Guido Kerpel, consul des Pays-Bas au Canada, confie que l’intérêt de la Couronne est de préserver la paix sociale. Dans The power of consultation, une brochure du SER, les auteurs Désirée van der Jagt et Pieter-Paul Jansen expliquent qu’il est « presque impensable que les décisions se prennent sans consulter les diverses parties qui en seraient affectées. Le dialogue est mis à l’avant-plan, plutôt que les grèves et la confrontation. » La majeure partie du document porte sur les relations de travail et la paix sociale. « L’économie consultative peut être vue comme un modus operandi par lequel les parties en cause tentent de poursuivre un intérêt commun par l’accord, l’échange, le compromis et la coopération », y est-il résumé.

Aussi appelée « Polder Model », cette approche est plutôt récente. Le document rapporte que le terme est apparu au parlement au cours des années 90. Il décrivait l’économie consultative développée au cours de la seconde moitié du XXe siècle, en se référant à l’ancienne tradition de consensus née avec la nécessité de protéger collectivement le territoire contre la mer. Le premier ministre Wim Kok a présenté au président américain de l’époque, Bill Clinton, le Polder Model comme étant « une troisième voie, entre le capitalisme et le communisme ».

Une façon unique de coopérer

Les coopératives néerlandaises ont une histoire beaucoup plus ancienne (135 ans) que le Polder Model (30 ans), souligne Ruud Galle, directeur du Nationale Cooperatieve Raad, centre d’expertise pour les coopératives néerlandaises. Les coopératives se sont concentrées dans les secteurs agricole et financier, alors que le Polder Model implique tous les secteurs. « Le Polder Model, c’est notre façon de faire des affaires ensemble, affirme-t-il. L’étroit partenariat entre le secteur coopératif agricole et la politique était un exemple qui a influencé le développement du Polder Model. Les gens ont travaillé ensemble pour créer les premiers polders, et le verbe “polderen” signifie maintenant cette façon de négocier ensemble : “donner et prendre” .»

M. Galle pense que le Polder Model est un avantage qui distingue les Pays-Bas du reste de l’Europe. « Dans les années 60, la Hollande était marquée par des clivages politiques et religieux importants. Aujourd’hui, tous travaillent ensemble, peu importe la couleur politique ou la religion. Le développement du Polder Model est devenu synonyme d’un nouveau climat de collaboration. »

Pour le consul Kerpel, la même logique s’applique à une échelle internationale. « Si vous et moi vivions sur un même polder et avions un différend, la priorité serait toujours de se défendre contre la mer. Aujourd’hui, nous vivons tous sur la même planète et nous devons travailler en collaboration face aux défis de notre temps. »

Une écluse est nécessaire pour franchir la différence de niveau entre les deux moitiés de la mer intérieure, Zuiderzee.
Photo: N.Falcimaigne

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Cet article du journal Ensemble a été reproduit simultanément dans le journal indépendant Le Mouton Noir, avec l’autorisation de son auteur. www.moutonnoir.com