Sous le veston élimé, la chemise blanche empesée luit de propreté. Le pantalon noir brillant d’usure tirebouchonne aux chevilles et couvre en partie des souliers d’un cuir si antique, qu’il fait corps avec les pieds du vieil homme.

Une dignité souriante émane du personnage qui danse doucement le merengue dans un coin retiré de la terrasse qui surplombe la mer des Caraïbes. Son sombrero de paille oscille au rythme des maracas.

Quand il s’avance vers l’orchestre pour parler aux musiciens, il n’y a qu’un échange de quelques mots. Il s’assoit maintenant dans son coin, impassible, le dos droit comme une prière.

Une heure plus tard, dans un espagnol approximatif, quelqu’un l’invite à notre table. « C’est Golden Boy : il est très connu ici. Il était déjà musicien sous Batista… »

Accompagné d’une guitare, il se met alors à chanter d’une voix rauque qui le trahit parfois. De ces mélodies d’autrefois qui disent le sel de la terre, le dos courbé sur la charrue, le soleil impitoyable et le sourire des enfants. La misère de ces petits paysans sous le régime de Batista, tout près de l’étalage obscène d’une richesse mafieuse dans les casinos de La Havane. La richesse et l’arrogance américaine.

Les voitures rutilantes, les repas gastronomiques, la fiesta permanente. Et ce régime brutal qui utilisait la torture pour museler toute opposition. Cela ne vous rappelle rien ?

L’Amérique latine asservie toute entière sous la botte de Washington. Les infâmes dictatures d’Augusto Pinochet au Chili et de Jorge Rafael Videla en Argentine, dont les polices secrètes ont été formées aux interrogatoires « musclés » à l’américaine par les spécialistes de l’École militaire des Amériques. Et n’oublions pas les régimes d’oppression installés par les États-Unis au Brésil, en Uruguay, au Panama, au Guatemala.

Fidel Castro a imposé une dictature à Cuba. Il a fait taire toute opposition et relégué la démocratie aux oubliettes de ses prisons. Soit. Mais les chiffres parlent… Sous Batista, l’analphabétisme sévissait, la famine était endémique, la mortalité infantile atteignait des sommets. Maintenant, la mortalité infantile est 10 fois plus faible qu’ailleurs en Amérique latine et le taux d’alphabétisation atteint…96 %. Les soins de santé sont gratuits, universels et de bonne qualité.

Nous avons l’hommage funéraire frileux et la critique lapidaire face à un dirigeant qui a osé s’opposer à la mainmise américaine.

Quand il s’agit de pactiser avec les dirigeants du régime totalitaire chinois, nos intérêts économiques ne laissent pas place aux états d’âme. Et que dire des éloges funéraires des dirigeants occidentaux à la mort du roi Abdallah d’Arabie saoudite? Pas un mot des crucifixions, lapidations, flagellations qui tiennent lieu de justice là-bas. Bien plus : le Canada vend des armes à ce régime réactionnaire. Pétrole oblige, n’est-ce-pas ?

La nuit s’approfondit sur la petite terrasse. Et, à la fin de la soirée, quand le doux vieillard dépose sa guitare et nous serre tour à tour dans ses bras, c’est le cœur de Cuba que je sens battre contre moi. Le cœur du peuple. Repose en paix, Fidel.