J’ai raté le lancement de la douzième grand-messe du Forum social mondial. Je suis arrivée sur place le lendemain. Naïve, je m’attendais à retrouver la métropole vêtue comme sous un jour de fête. Montréal m’est apparue dépenaillée et plus éventrée que jamais. Mes amis Africains l’auraient bien ornée de masques et de boubous mais des trouble-fête les ont forcés à rester chez eux. Leurs sourires auraient pourtant irradié la ville l’espace de leur visite et marqué nos mémoires pour la suite des choses. Visa le Noir…

Arrivée aux abords d’un des nombreux sites destinés à accueillir ce flot d’altermondialistes, surprise. La scène qui s’offrait à mes yeux avait quelque chose de surréaliste. Au cœur d’un des quartiers les plus prolifiques de Montréal, des mastodontes, bitume entre les dents, fouillaient la terre avec la ténacité des chercheurs d’or, pendant qu’à quelques pas de là, une foule bigarrée attendait patiemment que des policiers lui fasse signe d’avancer. J’avais l’impression de voir défiler les Nations Unies; même si la période s’y prêtait bien, la panse arrondie de plusieurs individus rattachés à cette masse compacte les disqualifiait d’emblée au dossard olympique. Ces derniers n’en étaient pas moins des athlètes.

Insignes au cou, les participants du FSM primaient largement sur le reste des piétons. En plus de devoir naviguer durant six jours au travers un programme d’activités faisant plus de 100 pages, les voilà qu’ils devaient pagayer entre les acheteurs compulsifs de la rue Sainte-Catherine, les squeegees, les nids de poule, les poulets et les aubergines. Trouver une recette pour éviter les crevasses des trottoirs. Vous me direz, parler d’inégalités dans des conditions pareilles, ça met dans l’ambiance.

On aurait dit qu’ils faisaient partie d’un mauvais casting. Alors qu’ils s’attendaient à jouer l’émerveillement, on les surprenait hennissant leur frustration à qui mieux-mieux. Pas de doute que dans leur esprit, Montréal venait de s’ajouter à la longue liste des métropoles sous-développées. Dévoilées à la face du monde, ses balafres semblaient décupler sa misère sous-jacente. Ne vous en faites pas, on aura tout caché pour le 375e de la ville comme Rio l’a fait pour préparer ses Olympiques. Ne reste qu’à se débarrasser des pauvres.

Le temps d’une petite recherche, j’ai imité la pelle hydraulique et j’ai trouvé que la pauvreté touche 36 % des ménages montréalais. Plus d’un demi-million des 15-64 ans sont inactifs (2009). Imaginez la tête des reporters étrangers qui se sont faits à l’idée d’un Canadien errant et qui tombent sur 561 500 Montréalais qui, malgré eux, font la même chose…

On était au Jour 2 donc. Était-ce une commande de l’establishment? La canicule semblait vouloir faire fondre à tout prix nos espoirs les plus fous. Le mien était non moins ambitieux : tenter de faire une couverture honnête du rassemblement mondial le plus audacieux du siècle tout en supportant 40 degrés Celsius à l’ombre. Pardonnez ici mon manque de rigueur; je n’ai jamais eu d’ambition à devenir Miss Météo. Il faisait peut-être un peu plus chaud. C’est du moins ce que mes aisselles laissaient entendre. Chose certaine, les changements climatiques étaient à l’ordre du jour.

Pour assister à l’un ou l’autre des nombreux événements cédulés au pavillon Bronfman de l’université McGill, les détours étaient nombreux. Un peu comme si la gauche n’était pas bienvenue dans ce bâtiment légué par ce cher Samuel, riche hommes d’affaires qui a fait fortune dans l’alcool en profitant du contexte de la prohibition aux États-Unis. Le malheur des uns fait le bonheur des autres, dit le proverbe.

Au bout d’un moment qui m’est paru interminable, j’ai réussi à me glisser à l’intérieur de l’enceinte pour assister à un atelier interactif de mobilisation autour du manifeste Un bond vers l’avant, lancé au printemps dernier par Naomi Klein et endossé par bon nombre d’organisations, d’artistes et de personnalités publiques, y compris le poète Leonard Cohen. Plus de 40 000 personnes ont appuyé cette initiative. Dans la classe pourtant, ils étaient moins d’une dizaine à vouloir « bondir en avant ». Ma définition de rassemblement en prenait pour son rhume. Parmi syndicalistes et enseignants s’illustrait Wendy. Anglophone francophile établie au Québec depuis les années 70, elle déplorait le fait que trop d’ateliers et de conférences étaient donnés exclusivement dans la langue de Shakespeare. Décidément, ma journée était mal partie.

Je pouvais répliquer rapidement et filer à l’UQAM pour rattraper le bilan des 15 ans du FSM. De cette première rencontre à Porto Alegre jusqu’à aujourd’hui, il y a eu quelques juteux scandales financiers, histoire de marquer les prouesses du libéralisme et l’ingéniosité incontestable des requins de la finance, mais à l’autre bout du spectre, à l’ombre des journaux, de formidables initiatives ont vu le jour et on allait m’en faire la nomenclature. Sitôt rendue, j’apprends que la rencontre a été annulée. Je devrai chercher moi-même à savoir si la multiplication des plateformes de socio-financement, le co-working, les tiny houses, les projets zéro-déchets, l’agriculture urbaine, les monnaies locales, les idées de revenu de base garanti, les méditations pour la paix, les Idle no more, les Indignés et autres Occupy de la planète, découlent du Forum social mondial ou non. Pour le reste, la canicule aura eu raison de moi.

En sortant de la bâtisse, je croise trois policiers en service. Ils étaient dépêchés sur place pour surveiller la manifestation de la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes), qui s’invitait par la bande au Forum. Le plus jeune d’entre eux me salue. Je reconnais Samuel. Il fréquentait l’école alternative en même temps que mon fils. À l’époque, il était de tous les rassemblements communautaires et participait à toutes les foires solidaires qui avaient cours dans la région. De 2001 à aujourd’hui, il s’en est passé des choses!