Avec le Manuel d’antispéculation immobilière, les Éditions Écosociété proposent une introduction aux fiducies foncières communautaires (FFC), ce «mode de propriété qui protège la terre au bénéfice de ceux et de celles qui y vivent et qui l’exploitent, et non pas de ceux et de celles qui l’acquièrent dans le seul but de s’enrichir». Le manuel qui consiste principalement en un recueil de textes compilés par John Emmeus Davis, un militant états-unis impliqué dans le développement des FFC depuis plus de 30 ans, cherche à faire la démonstration que ce modèle de propriété collective représente potentiellement une «antidote à la logique spéculative qui gangrène les marchés immobiliers et fonciers traditionnels».

[Note de la rédaction : Ce texte est une version allongée d'une critique publiée dans le numéro 59 de la revue sociale et politique À Babord!]

Véritable anthologie d'un mouvement relativement peu connu du public, la première partie du manuel retrace les origines et l'évolution philosophique, politique, économique, organisationnelle des FFC aux États-Unis. L’intuition originelle des précurseurs du mouvement, à la fin du XIXe siècle, était que «les grands propriétaires ne sont rien d'autres que des parasites qui profitent de la productivité d'autrui» et qu'il fallait trouver un moyen de «saisir la plus value sociétale afin qu'elle serve à l'amélioration de la collective plutôt qu'à l'enrichissement privé». Cet idéal résolument progressiste commença à prendre forme au gré de diverses initiatives, ancrées dans des contextes et des réalités socio-économiques spécifiques. Les principes et les pratiques du mouvement se sont développés à partir des besoins et des aspirations portés par des mouvements comme celui pour les droits civiques des Noirs américains qui cherchait notamment à «rendre les terres plus accessibles et sûres pour les pauvres des régions rurales, en particulier les Afro-Américains du Sud» ou celui de résistance contre la gentrification des quartiers centraux des grandes villes américaines qui cherchait à élaborer des outils «pour redonner à la communauté sa capacité d'agir» face à la transformation urbaine.

La seconde partie du manuel s'attarde sur les grandes caractéristiques du modèle. Outil de réforme foncière subordonnant la valeur d'échange d'une propriété à sa valeur d'usage, la fiducie vise à «remédier aux conséquences sociales, économiques et environnementales les plus dommageables qui découlent du fait de traiter et d'évaluer des terrains comme des marchandises profitables». En plus d'assurer une redistribution équitable de la plus-value acquise par une propriété entre son propriétaire individuel et la communauté, la propriété domiciliaire à plus-value partagée «distribue autrement la propriété et le contrôle» par le biais de mécanismes contractuels répartissant les droits, les risques, les responsabilités et les bénéfices. Ce modèle permet ainsi de pérenniser les fonds publics et privés investis dans l'acquisition de terrains. En outre, et c'est leur principal intérêt comparativement aux politiques traditionnelles d'accès à la propriété, ces mécanismes permettent de «garder les habitations abordables au fil des générations», en assurant un équilibre entre l'objectif à long terme de faciliter l'accès à des propriétés domiciliaires abordables et celui à court terme de permettre à des ménages de pouvoir accumuler des actifs en devenant propriétaires.

Le modèle s’adapte également au domaine agricole. Inspiré du modèle des FFC et de celui des fiducies de conservation, les fiducies foncières agricoles (FFA) peuvent notamment répondre aux besoins criants de la relève agricole en matière d'accès à la terre ou à de l'habitation abordable en milieu rural. L'expérience récente de développement des FFA au Québec, sous l'égide de l'organisme Protec-Terre, fait d'ailleurs l’objet d’un encadré dans le manuel.

La troisième partie du manuel porte sur les processus d'implantation en cours des FFC en Europe et propose un éclairage intéressant sur les enjeux et les défis de l’adaptation de ce modèle dans un contexte législatif et politique non états-unien. On y trouve des exemples concrets d'adaptation du modèle des FFC permettant à des communautés «de s’approprier le modèle dans leurs contextes nationaux et régionaux» tout en en respectant «les principes de gouvernement partagé, de régulation foncière et d'accession sociale». Là où la gentrification tend à expulser les locataires à faible revenus des quartiers centraux et là où l'évolution du pouvoir d'achat des ménages est sans commune mesure avec l'explosion des prix de l'immobilier, le modèle des FFC représente «une alternative salutaire aux mécanismes du marché dont la capacité à subvenir aux besoins en logement de l'ensemble des ménages s'est avérée défaillante».

Étant donné la complexité technique et juridique du modèle, on aurait apprécié davantage d'outils pratiques, tels que des modèles de contrats par exemple. Ceci dit, outre quelques redondances résultant de l'assemblage des textes, la lecture de ce manuel nous offre un regard expérimenté sur un modèle de propriété proposant une porte de sortie au cercle vicieux de la spéculation effrénée qui fait passer les intérêts à court terme des investisseurs privés avant les besoins et les aspirations des communautés.