Le Forum international de l’économie sociale et solidaire (FIESS) s’est conclu jeudi dernier au Palais des congrès de Montréal. Le journal Ensemble a rencontré Nancy Neamtan et Patrick Duguay, respectivement présidente-directrice générale et président du conseil d’administration du Chantier de l’économie sociale, hôte du FIESS, pour connaître le bilan qu’ils dressent de cet événement, notamment marqué par une manifestation au Square Victoria.

Nicolas Falcimaigne, journal Ensemble : Mme Neamtan, comment diriez-vous que le modèle d’économie sociale a progressé pendant cette semaine ?

Nancy Neamtan, Chantier de l’économie sociale : C’est encore difficile de pouvoir mesurer l’ensemble, mais je dirais qu’il y a des gens qui sont venus ici pour qui l’économie sociale et solidaire était encore un concept assez abstrait. Ça a permis de mieux comprendre que ce vocabulaire-là est un vocabulaire qui permet de réunir effectivement l’ensemble des pratiques dans un tout parce qu’on a des valeurs communes, une vision commune.

C’est sûr qu’il y a un apprentissage : on est en constante innovation, alors il faut souligner la richesse des expériences qu’on a pu découvrir et dont on a pu rencontrer en personne les acteurs, des mairesses de la Gaspésie jusqu’aux gens dans les quartiers de Montréal. Il y a beaucoup de nouvelles idées, j’en suis convaincue, qui vont émerger de cette rencontre-là.

Ce qui est important pour ce type de rencontre, c’est de sentir que, même si chaque jour on relève des défis pour sortir un journal coopératif, pour gérer notre entreprise, pour essayer d’avancer dans des projets, quand on sent qu’on n’est pas tout seul, qu’on fait partie d’un tout et que ce tout-là commence à avoir une masse critique puis une reconnaissance, je crois que ça donne de l’énergie. On sait comment, pour aller à contre-courant et développer une économie humaine, il faut qu’on ait de l’énergie et il faut qu’on ait de la vision.

Il y a eu des ouvertures pour des gens comme les panels qu’on a eu avec les banques de développement, entre les représentants d’économie sociale et solidaire et la banque africaine de développement, la banque interaméricaine de développement, etc. Pour les gens de ces continents-là, ces banques-là sont presque aussi importantes que le gouvernement en termes de moyens. C’est majeur que ce dialogue se soit établi.

Ce sont quelques impressions, mais le vrai bilan on va pouvoir le faire dans un an ou deux.

N.F. : M. Duguay, quels sont vos coups de cœur en termes d’expériences internationales desquelles l’on pourrait s’inspirer au Québec et qui ont été présentées cette semaine ?

Patrick Duguay, Chantier de l’économie sociale : Je pense qu’un des éléments qui m’ont particulièrement intéressé, c’est les travaux sur la question financière, les nouveaux outils financiers qui se mettent en place. De voir que ce qu’on est en train de faire ici depuis des années avec des outils financiers contrôlés par le mouvement d’économie sociale, c’est des idées qui ont des répercussions un peu partout et ailleurs. Par exemple, cette coopérative de Colombie, qui est une coopérative d’épargne et de crédit un peu à l’exemple de Desjardins, mais qui a misé complètement sur son soutien au développement de la communauté.

Une initiative précise qui vraiment m’a fait triper, c’est le projet avec la prison éthiopienne. J’ai entendu cette présentation qui était assez incroyable. La pauvreté est un facteur majeur de la criminalité. Si on arrivait à intervenir plus directement sur la pauvreté, on aurait des gains en terme de réduction de la criminalité. Et il y a une prison en Éthiopie qui, à la demande de l’état,  a développé une coopérative à l’intérieur même des murs de la prison pour permettre aux prisonniers d’apprendre un métier, d’avoir une expérience qualifiante.

Mais plutôt que d’être remis sur la rue en sortant, en leur disant : « allez vous trouver une job en disant que vous venez de la prison », eh bien ils ont la possibilité de continuer avec la coopérative. Il y a une transition que se fait de l’intérieur vers l’extérieur. Et d’entendre, parce qu’on avait un film en même temps, les témoignages des personnes touchées, c’était de toute beauté. Souvent, on a la préoccupation pour les populations plus vulnérables. Mettons que les prisonniers éthiopiens, c’est plutôt le comble de la vulnérabilité, et c’était impressionnant de voir qu’il y a des moyens de leur donner de la dignité et de leur en donner de l’espoir en l’avenir.

On dénonce un certain nombre des choses, et je pense que c’est aussi un petit peu le constat des Indignés qui campent à côté, puis on s’indigne nous aussi devant les abus, les incohérences, puis devant une économie qui a l’air de fonctionner comme si c’était un système de lois naturelles, mais on se sent bien impuissants.

Alors plusieurs personnes partout à travers la planète ont choisi de se ranger du côté des solutions de ceux qui veulent justement lutter contre cette impuissance. On en a eu des exemples extrêmement intéressants, à la fois chez les acteurs mais aussi des signes d’ouverture chez les pouvoirs publics qui sont en recherche de nouvelles solutions, qui constatent les limites auxquelles ils font face. Le dialogue hier avec les banques était particulièrement intéressant. Un dialogue franc, où les affaires étaient sur la table. Juste pour cette confrontation cordiale, ça valait la peine d’être ici.

N.F. : On a été très surpris, mardi sur le coup de midi, de se faire sortir dans la rue au son des Tam-tams. D’où est venue cette initiative?J’ai entendu dire qu’il y avait eu des ateliers avec les Indignés et ils ont été invités à la clôture. Qu’est-ce que vous allez faire ensuite ?

N.N. : Je pense que les ateliers qui ont été organisés, c’était la volonté des participants des différents pays. L’économie sociale, c’est l’initiative, et on laisse fleurir toutes les initiatives. Souvent, les gens sont indignés, mais ils se sentent impuissants et le seul geste qu’ils peuvent poser c’est de dire : « on va camper, on va dénoncer ». Si on veut avoir un autre monde, une économie plus inclusive, il faut le construire. Parce qu’évidemment, ceux qu’on dénonce n’ont aucune idée de comment faire autrement.

L’économie sociale et solidaire émerge et on en voit l’ampleur par la réaction à notre appel de venir à Montréal pour le Forum. Ce qu’on voulait dire à ces gens, c’est qu’il y a des gens qui travaillent déjà, c’est aussi qu’il est important de s’indigner et qu’il ne faut pas y voir une contradiction. Il y a l’opposition et la proposition. Nous travaillons beaucoup sur le volet de la proposition, et ils sont dans l’opposition. C’est comme le mouvement syndical, qui peut être dans la rue comme il peut être un investisseur avec le Fonds de solidarité. C’est très important. Avec l’économie sociale au Québec, on a avancé à coups d’opposition et de proposition. Les mouvements sociaux disent « assez la pauvreté, on veut des emplois, on veut un meilleur environnement ! ». Alors on fait quoi ? On crée des entreprises de récupération et de recyclage, on crée des entreprises d’insertion pour aider des gens démunis. On fait des choses au cœur de l’économie pour répondre à cette indignation par des nouvelles pistes et des nouvelles solutions. Ce n’est pas plus que ça, mais ce n’est pas moins non plus.

P.D. : Il faut considérer l’indignation comme un point de départ essentiel. Si on n’arrive pas collectivement à identifier les problèmes collectifs qu’on vit, on n’arrivera jamais à apporter des solutions collectives. Je pense que le rôle que les indignés jouent est extrêmement important, celui d’attirer l’attention sur les problématiques.

Un des éléments qui est revenu à plusieurs égards, c’est l’espèce de méconnaissance dont l’économie sociale souffre. Je pense que la critique qu’on a envers les échecs de notre économie mérite d’être mise sur la place publique et ce mouvement à travers le monde permet de l’éclairer. Le 24 heures, je ne suis pas sûr que ça passe souvent de ce type de problématique, et pourtant il y a eu un article.

Le plus intéressant, c’est la rencontre des deux : on part de l’indignation, on s’inscrit du côté des solutions et il n’a pas eu de mauvaises réactions. Les indignés auraient pu dire : « Ça y est, vous êtes des vendus, vous gardez des complicités avec les pouvoirs publics », mais ce n’était pas ça. Il y avait une reconnaissance du fait qu’on procède d’un même mouvement. Il y en a qui sont dans la revendication et qui mettent les projecteurs sur une problématique, et il y en a qui s’inscrivent dans l’action, dans la construction des alternatives.

On a été très nombreux à cette marche. Ça n’était pas un geste planifié. C’est la veille qu’il a commencé à y avoir des rumeurs. On ne savait pas qu’ils allaient camper à côté lorsqu’on a réservé le palais de congrès, il y a plus d’un an. C’est totalement une coïncidence sur le plan organisationnel, mais pas sur le climat actuel. Je pense qu’à la fois il y a des indignés, à la fois il y a une recherche intensive de solutions pour qu’on aille plus loin, pour briser notre impuissance.

Avec la collaboration de Laura Carli