Rouses Point, village tranquille des États-Unis, à un kilomètre de la frontière québécoise. Sur la petite rue Montgomery, ses maisons sans luxe ont une vue magnifique sur le lac Champlain. Rien ne semble troubler sa quiétude et pourtant, quand je suis passé par là à vélo le mois dernier, plusieurs de ces maisons affichaient sur leur gazon des pancartes de Donald Trump.

Non, aucun résident ne m’a tiré dessus quand j’ai pris les pancartes en photo. Juste un salut amical. Et au Lakeside Coffee, l’homme aux cheveux gris assis à la table d’à côté parlait à ses amis de Donald Trump sur un ton tranquille, en le défendant pour ses dernières frasques.

J’avais eu la même impression étrange en assistant à une assemblée de Trump au New Hampshire en décembre dernier, alors qu’on n’était qu’au début des primaires et que le candidat orange avait encore une quinzaine d’adversaires contre lui. Ce qui m’avait le plus frappé à ce moment, ce n’était pas Trump, mais les gens dans la salle : des gens bien ordinaires. Étonnamment ordinaires, aux yeux d’un visiteur québécois.

Des électeurs désespérés

Pour comprendre l’attrait de Donald Trump, on le sait maintenant, il faut aller au-delà de la caricature du Blanc-raciste-analphabète. Certes, cette clientèle existe, comme le montage vidéo du New York Times, intitulé Unfiltered Voices From Donald Trump’s Crowds, l’a tristement démontré cet été. Twitter a également vu défiler les épithètes les plus horribles sur les Noirs, les immigrants ou Hillary Clinton, affichées fièrement sur des pancartes ou des tee-shirts.

Mais si les partisans de Trump ne se résumaient qu’à cette caricature, après sa défaite le 8 novembre, ils retourneraient dans leurs cavernes et on n’en entendrait plus parler. C’est au contraire parce que Trump rejoint une clientèle beaucoup plus large que plusieurs s’inquiètent de la façon dont ce « mouvement » sera récupéré après cette date. Et par qui.

Ces derniers mois, certains médias ont fait l’effort d’aller rencontrer ces électeurs dans leurs communautés, plutôt que de ne faire entendre que les partisans les plus vociférants. Le New Yorker a par exemple tracé un portrait sombre d’une région de Virginie laminée par la mort du charbon : des milliers de familles qui vivaient de cette industrie depuis des générations, se retrouvent sans perspectives autres que l’aide sociale jusqu’à la fin de leurs jours. « Lorsque les gens parlent de Trump ici, ils parlent à quel point ils détestent l’establishment ou les élites ».

Le New York Times a publié un reportage similaire en septembre depuis le Kentucky. « Les électeurs des Appalaches savent parfaitement que le candidat est dangereux. Mais ils veulent désespérément du changement ».

« Trump va probablement tous nous faire tuer! », lance un nommé Steve Smith. « Mais je vais voter quand même pour lui. Si vous votez pour Hillary, vous votez pour Obama, et il a rendu impossible de vendre du charbon. Ce village est en train de s’assécher. Un job chez Wendy, c’est tout ce qui reste. »

Une brèche sociale vertigineuse

Ce n’est pas un simple clivage entre États « bleus » (démocrates) et « rouges » (républicains), dénonce le journaliste indépendant Alexander Zaitchik, auteur du livre The Gilded Rage : A Wild Ride Through Donald Trump’s America.  L’attrait pour Trump repose plutôt sur les impacts dévastateurs de la désindustrialisation, sur des régions qui vivent une stagnation économique chronique depuis les années 1980, et sur un sentiment d’impuissance généralisé.

Et si ces réalités locales ont largement échappé aux médias, c’est que « peu de personnes nées dans la pauvreté finissent dans des salles de nouvelles ou publient des livres », accuse dans le Guardian la journaliste du Kansas Sarah Smarsh.

« Les partisans de Trump méritent que leurs préoccupations soient prises au sérieux », titrait le magazine Vox le 15 octobre, dans un effort de dernière minute, pour rappeler que même si Trump est battu, les États-Unis seront à risque d’éclatement s’ils se contentent de balayer le problème sous le tapis.

Ces millions de personnes « seront encore plus en colère », renchérit la journaliste Michelle Cottle dans The Atlantic « et encore plus convaincues qu’elles sont oubliées, voire carrément ridiculisées, par un establishment qui ne sert que lui-même ».

Après avoir eu le sentiment d’avoir été traitées comme des racistes et des analphabètes pendant la campagne, ces personnes auront encore plus de raisons de se sentir ostracisées.

Lendemains douloureux

Trump pourrait disparaître du décor après le 8 novembre, écrit Jeremy Scahill dans The Intercept, « mais les gens à qui il a donné un pouvoir ne partiront pas. » Le journaliste fait référence au fait que ses partisans, rassemblés autour des médias de droite et d’extrême-droite (Breitbart, Drudge Report, etc.) et nourris par des réseaux sociaux hyperpartisans, ont peut-être lancé, à leur insu, un réel mouvement politique. « Il [ Trump] les a légitimés en devenant candidat, et en exprimant ouvertement leurs croyances haineuses. » Que ce mouvement soit récupéré par le parti républicain ou qu’il conduise à son éclatement, reste une question ouverte.

Tout comme l’avenir de Trump. S’il perd, personne ne l’imagine avoir la patience de diriger un parti politique. En revanche, plusieurs évoquent depuis des semaines une « Trump TV », c’est-à-dire la possibilité que Trump, en homme d’affaires qu’il est, capitalise sur le mouvement qu’il a contribué à cristalliser. Avec des dizaines de millions d’abonnés potentiels, il y a de l’argent à faire.

« Trump, ex-vedette de la téléréalité, n’est plus vraiment intéressé par la course à la présidence », écrivait avec assurance dès le mois dernier, Peter Wehner, ancien rédacteur de discours républicain. « Les électeurs comprendront mieux sa conduite dans les prochaines semaines » s’ils réalisent que Trump « est en train de penser à sa marque plutôt qu’à sa campagne, à sa future part d’audience davantage qu’au nombre de votes. »

La semaine dernière, le magazine Bloomberg donnait du poids à cette rumeur en effectuant une visite dans l’antre de la stratégie électorale de l’équipe Trump. Certes, les employés travaillaient frénétiquement à ramasser des fonds et à inonder les réseaux sociaux. Mais en même temps, résumait Bloomberg, cette « campagne de marketing direct » pourrait fort bien être l’étape de pré-lancement d’un réseau de télé. Mieux, avec la base de données de 14 millions de courriels et de numéros de cartes de crédit dont dispose à présent cette campagne, grossie par la liste des membres du parti républicain, Trump ne partira pas les mains vides : « puisqu’il a payé pour construire cette audience avec ses propres fonds de campagne, lui seul possède [cette base de données] et pourra la déployer pour servir les objectifs qu’il choisira. Il peut en vendre l’accès à d’autres candidats ou l’utiliser comme assise pour une course à la présidence en 2020. Ou ça pourrait devenir l’audience pour un Trump TV network. »

En attendant, quoi qu’il arrive, cette élection aura été un cours accéléré sur l’anxiété, conclut le chroniqueur David Brooks. Une série d’émissions de la radio publique diffusées cet automne porte d’ailleurs le titre « The United States of Anxiety ». À droite, la vision pessimiste d’un pays qui ne leur offrirait aucun avenir, à gauche, celle tout aussi pessimiste d’un pays qui craint d’être à deux doigts d’élire un démagogue fasciste : pour David Brooks, les futurs gouvernants, à Washington ou au niveau local, auront une grosse pente à remonter.

« L’anxiété altère l’atmosphère de l’esprit. Elle diminue notre conscience du présent et notre capacité à apprécier ce qui nous entoure. Elle fait tourner et retourner dans notre tête des futurs inquiétants… dont 90 % ne se réaliseront jamais. Très vite, vous ne voyez plus l’avenir qu’à travers un pare-brise sale. Une vague croissante d’anxiété rend les gens plus en colère face à la société et plus pessimistes quant à la façon de la changer. »

Si rien n’est fait pour renverser cette vague, concluent Brooks, Scahill et plusieurs autres, c’est dans ce climat que les démagogues se découvriront un terrain fertile.