Quelques jours après un scandale financier d’une ampleur sans précédent qui clos une décennie de révélations du genre, Alain Deneault publie un ouvrage de vulgarisation fort à propos intitulé : Une escroquerie légalisée – Précis sur les « paradis fiscaux ». Le journal Ensemble l’a interviewé.

  1. Votre livre sort au moment d’un énième scandale sur les paradis fiscaux. En quoi cette fois est-ce différent?

Il y a un déclic qui se fait. Une prise de conscience importante. Cette fuite fait partie de la quatrième vague de divulgations par le consortium de journalistes d’investigation. Et c’est la première fois qu’on voit un éventail aussi large de personnes impliquées, des politiciens aux sportifs.

  1. Selon vous, est-ce que d’autres révélations sont à venir?

Les Panama Papers, ce n’est pas le fond de l’affaire, mais seulement un coup de filet. Rien ne dit qu’à force de sonder la mine, on ne tombera pas sur de nouvelles pépites. Nous sommes à une étape. Le secret bancaire est menacé. Pendant les années 80, 90 et même avant, les oligarques, détenteurs de fortune et acteurs frauduleux savaient qu’ils pouvaient rendre des fonds inaccessibles au fisc sans que ça sache. Dans les années 2000, il y a eu des efforts pour s’attaquer aux fonds dissimulés par les trafiquants de drogue, sans plus. Mais aujourd’hui il y a des fuites. Pourquoi? Parce que les délateurs et les médias ont saisi l’importance du problème.

  1. Il y a 15 ans déjà, le journaliste Denis Robert lançait l’alerte avec son enquête sur Clearstream. Cela lui a valu 10 ans de poursuites judiciaires.

Denis Robert est un journaliste d’exception. Il était avant-gardiste par rapport à ses collègues. Aujourd’hui, on l’écouterait beaucoup plus.

  1. Comment les paradis fiscaux ont-ils pu gagner en légitimité au fil des ans?

Ils ont toujours été illégaux et sont un scandale en eux-mêmes mais ils sont restés inconnus. Leur existence devait demeurer secrète.

  1. C’est un fléau immoral mais peut-on parler d’illégalité?

Pour les particuliers, dissimuler des actifs au fisc est illégal. Pour les entreprises, c’est plus facile parce qu’elles démultiplient leurs activités. Parce qu’on a rendu la chose possible.

  1. Quelle est la responsabilité des spécialistes financiers dans le dossier? N’ont-ils pas fait preuve de complaisance vis-à-vis de la grande entreprise?

On peut se demander où étaient les experts et les fiscalistes durant les années 80, 90, 2000. Ceux qui nous donnaient des leçons et nous disaient qu’on vivait au-dessus de nos moyens, où étaient-ils? Aujourd’hui, ils perdent en crédibilité. C’était leur rôle de nous dire qu’il y avait de l’évitement fiscal.

  1. Dans votre livre, vous démontrez avec force détails que les gouvernements du Québec et du Canada facilitent la délocalisation des capitaux et qu’à ce titre, ils font office de paradis fiscaux. Pourquoi un tel suicide économique?

On est toujours le paradis fiscal d’un autre. Le Canada est responsable de la délocalisation d’actifs. Il a favorisé les transferts à l’étranger. Au-delà des enjeux formels de l’état, il y a des convergences d’intérêts; le phénomène des portes tournantes est fréquent. Les banquiers, les lobbyistes, les consultants sont extrêmement puissants. On élit des gens qui proviennent de ces secteurs et qui profitent des paradis fiscaux. Notre premier ministre a un compte dans l’île de Jersey.

  1. Vous avancez que l’austérité est causée par les paradis fiscaux. N’est-ce pas un raccourci ?

C’est évident! Il y a un coût à payer. Les budgets d’austérité font mal. Il y a des moisissures dans les écoles, on fait disparaître des centres pour toxicomanes, les PME sont laissées à elles-mêmesOn voit que l’état ne jouit pas des mêmes sommes qu’avant. On devrait imposer le capital au lieu d’emprunter de l’argent pour boucler notre budget. Les gens font des liens. J’ai moins de choses qu’avant parce que je me suis fait voler pendant que d’autres se la coulent douce.

  1. Vous avez cosigné un rapport dans lequel vous proposez des pistes de solutions. Peut-on réellement mettre fin aux paradis fiscaux ? Après tout, une bonne part de l’économie mondiale ne fonctionne-t-elle pas grâce à l’argent blanchi en provenance du crime organisé ?

L’économie est de plus en plus spéculative. C’est de plus en plus une économie de riches, faite par les riches, pour les riches. Ça ne sert à personne sauf à ceux qui peuvent jouer à ce casino-là. Il faut revenir à une économie en phase avec les besoins et les aspirations des collectivités et non avec les financiers hors-la-loi.

  1. Quelle est la crédibilité de l’Agence de Revenu du Canada et de Revenu Québec dans ce dossier ?

Ce sont des agences qui doivent recevoir un mandat clair du gouvernement pour s’attaquer aux gros poissons et non à la caissière du petit village. Aller au bout des processus judiciaires afin qu’un certain nombre de personnes soient citées en exemple. Les ententes hors cour, c’est un signal que l’état est faible, même complaisant par rapport aux entreprises fautives.

  1. Vous rapportez qu’en 2012, la CIBC se vantait d’économiser 1,4 G$ d’impôts entre 2007 et 2011 au Canada grâce aux paradis fiscaux. De son côté, la Banque Royale du Canada vient d’être entachée par le scandale des Panama Papers. HSCB a également été éclaboussée par le passé. Comment le consommateur québécois peut-il choisir une institution financière digne de confiance?

C’est là qu’on voit qu’il y a tout un système à revoir. Les firmes comptables et les banques ont des tentacules plongés partout dans les paradis fiscaux. Ce sont des intermédiaires nécessaires. À partir du moment où on rend légal le transfert d’actifs, on ne peut pas sanctionner les acteurs qui les permettent. Les particuliers doivent se donner les moyens de changer les choses.

  1. Quelques 80 pays ont signé un accord prévoyant l’échange automatique de renseignements fiscaux dès 2018. Est-ce suffisant comme mesure?

C’est intéressant si tant est que cela fonctionne. Si tant est que cela est contraignant. Pour les particuliers, il y a une avancée théorique. Mais si on continue de rendre légal le recours aux grandes entreprises aux transferts de fonds…

  1. Comment pourra-t-on venir à bout du problème?

On peut régler la situation en cinq minutes si on veut. Le tout est de voir si les chefs d’état ont la force et la volonté politique d’agir. Ce sont eux qui ont aménagé les échappatoires. Dans les années 80, le Canada a signé un accord avec la Barbade pour légaliser des opérations qui sont contraires à l’esprit de la loi. On sait que les lobbys sont capables de peser lourd. Il faudrait imposer globalement les multinationales sur un mode consolidé, pour ne pas permettre à Coca-Cola de ventiler ses profits comme elle le fait à l’heure actuelle. Plutôt que de régler en amont, on prévoit de régler en aval. Il faut être plus rigoureux. On pourrait créer une institution mondiale qui ferait la répartition état par état des sommes récupérées. D’ailleurs, la mondialisation aurait dû être accompagnée d’une structure comme celle-là.

  1. En tant que chercheur, vous vous êtes engagé auprès d’Oxfam pour lutter contre les paradis fiscaux. Il y a même une pétition qui circule pour y mettre fin.

Plus intéressant encore, c’est que les gens sont invités à décrire ce qu’ils feraient du milliard de dollars et plus pour lutter contre la pauvreté et les inégalités. Au terme de la consultation citoyenne, nous ferons une synthèse des déclarations reçues et on la présentera au moment du dépôt du prochain budget.

 

Crédit photo: Nathalie Deraspe