« Free shops », cafés associatifs, cuisines sociales et bénévoles, ressourceries de quartier, vente de fruits et légumes en circuits courts; les expérimentations en matière d’économie sociale et solidaire essaiment et trouvent bonne presse en Europe et outre-Atlantique. Dans les pays développés de l’hémisphère nord comme dans l’ensemble des pays d’Amérique latine en voie de développement, ils sont nombreux à inventer de nouveaux modèles économiques viables sur le plan humain et écologique. Portrait de l’un d’entre eux.

 

Situé sur la rive asiatique d’Istanbul, le café collectif Komşu, qui signifie « voisin » en turc, démontre de manière unique le succès de telles initiatives. Sans patron et à la carte de prix libre, ce petit café alternatif constitue le carrefour de destinées que rien ne prédisposait à se rencontrer, à l’image de la mégalopole stambouliote elle-même, dressée à la fois sur les continents européen et asiatique.

En équilibre sur cette corde raide tendue au-dessus du Bosphore, entre une Europe en fin de course idéologique et un Moyen-Orient à feu et à sang, le Komşu se développe coûte que coûte depuis maintenant trois ans.

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Des arômes de solidarité

Pour remonter à ses origines, il faut voir du côté d’un autre collectif, le Göçmen Mutfağı Dayanışma, ou Cuisine du réseau de solidarité aux migrants. C’est de leur expérience au sein de cette cuisine libre et ouverte aux réfugiés, que plusieurs de ses membres décident de tenter leur propre aventure dans le quartier de Kadikoy, peu de temps après les événements de Gezi. Leur idée : créer un nouveau lieu d’échange, fonctionnant sur le principe d’un travail coopératif, dénué de hiérarchie, où les prix sont libres et les visiteurs des « invités » plutôt que des clients. Deux mois et deux campagnes de socio-financement plus tard, le Komşu ouvre ses portes, fin 2013.

Les gens qui y passent sont encouragés à l’autonomie et à la participation. Ils peuvent librement utiliser la cuisine, offrir un coup de main aux membres du collectif gérant les lieux, voire même y suggérer des activités.

Pendant quelques mois, il a ainsi été possible de s’initier au silat, un art martial indonésien pratiqué au sabre, sur simple suggestion d’un client. Partant de là, les possibilités offertes par l’endroit sont nombreuses, au-delà de la traditionnelle jam session et de la food night hebdomadaire, consacrée chaque fois à une culture différente.

Depuis son ouverture, l’équipe a traversé plusieurs périodes de changement, parfois même de galère pure et simple, mais l’endroit tient toujours et s’est construit une certaine réputation qui est passée d’une l’échelle locale, puis nationale pour atteindre désormais l’Europe.

Des membres de tous types de collectifs se rendent d’ailleurs régulièrement au Komşu. C’était le cas en octobre dernier, avec la présentation réalisée par un ancien membre du No Border Kitchen, dont la cuisine sauvage (lire libre) est parvenue à nourrir plus d’une dizaine de milliers de bouches sur l’île grecque de Lesbos, là même où les ONG échouaient dans leur mission de soutien et de secours aux déplacés.

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Un abri loin des conflits

Il n’est pas pour autant nécessaire d’être activiste pour s’investir dans le Komşu, comme le confie Daniil, jeune ukrainien nouvellement membre du collectif. Originaire du Donbass, région à l’est du pays devenue zone de guerre en 2014, le réfugié participe à l’essor du café depuis maintenant neuf mois.

Au fil des jours, l’Ukrainien a cuisiné pour un nombre incalculable de nationalités aux histoires aussi passionnantes que différentes.

Expatriés américains reconvertis dans l’enseignement, anarchistes russes, étudiants Erasmus européens, réfugiés syriens, ressortissants des Émirats… Ainsi va la longue liste de clients, pardon, de visiteurs, qui franchissent la porte du Komşu Kafe.

Il en va de même de la diversité des membres du collectif, embrassant des pays aussi différents que la Syrie, l’Égypte, le Liban, ou l’Allemagne et la France. Sans oublier la Turquie, bien entendu!

« N’importe qui est le bienvenu… Du moment qu’il ne se comporte pas de manière activement désagréable », résume Daniil. Derrière lui, accroché au mur, un panneau rappelle les seules limites imposées sur place : « Ne sont pas tolérés les propos racistes, sexistes ou homophobes ». Des termes faisant écho à un autre écriteau, plus massif cette fois, et accroché non loin de l’entrée du café : un « manifeste » traduit en plus de cinq langues différentes, énumérant les valeurs de ce lieu de rencontre et de partage : l’anti-autoritarisme, la lutte contre les discriminations, la transphobie et l’homophobie, sujets particulièrement sensibles en Turquie…

Ouverture et collaboration

Au-delà de ses prix libres et du concept d’égalitarisme propre à l’endroit, le Komşu œuvre à l’économie alternative en collaborant avec des coopératives et des associations locales.

Ceci en réservant quelques étagères à la vente de produits réalisés par d’autres collectifs, des coopératives, ou encore des artisans locaux.

On peut ainsi s’y procurer de l’huile d’olive biologique en circuit court, des savons produits par un collectif de femmes turques et syriennes originaires de Mardin, dans le sud-est du pays, ou encore la revue Anarchist Black Cross, dont les bénéfices sont directement reversés aux prisonniers politiques.

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Riche de son expérience au sein du Komşu Collective, Daniil est désormais convaincu du succès de ce genre d’alternatives. Selon le jeune homme, ce carrefour iconoclaste d’Istanbul n’est qu’une déclinaison parmi tant d’autres à travers le monde. « C’est le job le plus dur que j’ai jamais fait de ma vie mais aussi le plus gratifiant. Komşu m’a montré qu’il était possible de faire autrement, d’expérimenter quelque chose de plus sain que ce que nous offre la société capitaliste traditionnelle. Cela fait presque un an que je travaille ici et que je vois comment l’endroit tourne et que ça marche. C’est un beau mensonge de dire que l’égalité ne permet pas le progrès. J’invite tous les sceptiques à venir y jeter un coup d’oeil ».

Une alternative possible donc, mais dont la réalisation demande de la persévérance:

« À ceux qui voudraient tenter l’aventure, lancez-vous ! Même si ça paraît difficile, plutôt que de bosser dans une usine de lacets, vous aurez l’impression de faire quelque chose d’utile, qui vaut le coup, alors que n’importe où ailleurs, vous aurez juste la sensation de perdre votre temps à gagner votre argent ».

En démontrant année après année qu’une telle initiative est non seulement réalisable mais souhaitable, le Komşu Kafe souhaite devenir, à son humble échelle, un vecteur de l’économie sociale. Ses membres espèrent que ce succès d’entreprise fera germer de nouveaux projets dans l’esprit de leurs visiteurs, afin que ces derniers s’attellent à leur tour à la tâche de construire une vision du travail et des relations économiques plus juste et plus solidaire.

 

Komşu Kafe, Uzun Hafız Sk No 83A – KADIKÖY/İSTANBUL

Ouvert tous les jours de 10h30 à 23h.
Fermé chaque premier jeudi du mois.

Tél. (0216) 418 4679

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